Lundi 22 Avril 2019  
 

N°124 - Quatrième trimestre 2018

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« Le français reste une langue attractive »

Entretien avec Mme Michaëlle JEAN,
Secrétaire générale de la Francophonie

Première femme, première représentante du continent nord-américain, première à faire le lien entre le Sud et le Nord de par ses origines et son parcours, Mme Michaëlle Jean, 57 ans, assume depuis le 5 janvier 2015 les fonctions de Secrétaire générale de la Francophonie. Outre le développement de la pratique du français, les ambitions qu’elle nourrit pour l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) sont grandes : favoriser l’égalité femme-homme, encourager la jeunesse, soutenir l’innovation, élargir les espaces francophones d’échanges économiques ou encore contribuer au développement durable. Dans cet entretien exclusif, Mme Michaëlle Jean précise les grandes orientations de son mandat et sa perception de l’essor de la Francophonie. Elle revient aussi sur les liens privilégiés entre l’OIF et la France, notamment dans la perspective de la COP21 en décembre 2015 à Paris.

La Lettre Diplomatique : Ancienne Gouverneure générale et commandante en chef du Canada, État du Commonwealth, vous avez été élue à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) le 30 novembre 2014 par les chefs d’État et de gouvernement réunis lors du Sommet de Dakar. Comment analysez-vous les attentes des États membres de l’OIF ? Pourriez-vous décrire vos priorités pour ces quatre années de mandat ?

Mme Michaëlle Jean : Les priorités sont nombreuses mais elles sont toutes liées et j’ai eu l’occasion de m’en rendre compte depuis ma prise de fonctions en janvier.  L’ONU, l’Union africaine et la plupart des organisations internationales se tournent vers nous pour des actions politiques, pour accompagner des processus électoraux et réfléchir sur les crises, notamment en Afrique. Je salue une fois de plus le travail accompli par Abdou Diouf et ses équipes, qui ont su donner à notre Organisation une crédibilité sur le plan international. Aussi, j’entends mettre en œuvre, sans délai, la stratégie économique adoptée par les chefs d’État et de gouvernement lors du XVème Sommet de la Francophonie à Dakar. J’ajoute qu’il n’est pas possible d’envisager la Francophonie du XXIème siècle sans la participation active des femmes et l’engagement des jeunes. Nos pays sont des pays de jeunesse. Il faut donc donner à celle-ci toutes les raisons d’espérer.

L.L.D. : Cinquième langue dans le monde, le français devrait être parlé par 715 millions de personnes en 2050 selon vos prévisions, dont 85% seront africaines. Fort de l’expérience de différents programmes conduits par l’OIF, quelle est votre stratégie pour conforter l’attractivité du français ? Au regard de l’adhésion récente d’États situés au-delà des frontières traditionnelles de la Francophonie, comment caractériseriez-vous la plus-value de leur engagement ?

M.J. : Savez-vous que notre langue occupe la 3ème place dans le domaine des affaires à l’échelle internationale et qu’elle contribue à accroître en moyenne de 6% le PIB d’une trentaine de pays dont elle est le moteur pour les échanges ? Savez-vous que le français est la 4ème langue d’Internet ? Les chiffres tirés du dernier rapport de notre Observatoire de la langue française, publié à l’automne 2014, disent que le français reste une langue attractive. En outre, d’après les enquêtes d’opinions réalisées dans plus d’une vingtaine de villes de 13 pays du continent africain, le français est considéré comme une langue indispensable pour poursuivre ses études, trouver du travail, s’informer, etc. Bien entendu, cela ne signifie pas que nous ne devons pas nous interroger sur son attractivité et l’image qu’elle renvoie au reste du monde. Il convient aussi de rappeler que l’adhésion de pays où le français n’est pas langue officielle n’est pas un phénomène récent. Je pense au Vietnam, au Cambodge ou même à l’Égypte et à la Roumanie, qui sont membres à part entière depuis de nombreuses années. D’autres nous ont rejoint plus tard et certains même très récemment, comme  le Costa Rica ou le Mexique. Les valeurs et déclarations de principe qui guident la Francophonie font que les États se bousculent à nos portes. Nous restons attentifs à la place qu’occupe la langue française dans tous ces pays. Deuxième langue étrangère la plus apprise dans le monde, la langue française attire un nombre croissant d’apprenants avec une augmentation moyenne de 6% d’élèves et d’étudiants enregistrés entre 2010 et 2014 et des taux de progression qui excèdent les 40% en Afrique subsaharienne et en Asie. Ce « miroir » tendu aux « pays francophones traditionnels » – selon votre expression – nous renvoie une image positive, de nous-mêmes.

L.L.D. : En marge du Sommet de l’OIF, le premier Forum économique de la Francophonie s’est tenu à Dakar le 30 novembre 2014. Comment décririez-vous les opportunités d’un tel espace d’échanges économiques ? Quel regard portez-vous sur l’Union économique francophone prônée par le français Jacques Attali ? Au-delà, qu’est-ce que l’OIF peut apporter à la jeunesse ?
 

M.J. : On constate aujourd’hui, avec l’émergence de l’Afrique, que le français est à nouveau perçu comme une langue économique, technique et juridique importante, y compris par des pays comme la Chine ou la Turquie qui préside actuellement le G20. Par ailleurs, au sein de la Francophonie, les 34 pays utilisant le français couramment ou comme langue officielle constituent un espace spécifique dans lequel les échanges sont plus intenses parce qu’ils partagent non seulement une langue, mais aussi une culture juridique et des traditions culturelles. Notre ambition est que cet espace s’élargisse encore, même si l’idée d’une Union économique francophone semble quelque peu utopique au regard des très grandes différences de statut économique existant entre pays francophones. En fait, c’est la jeunesse qui, grâce à sa maîtrise des nouveaux outils numériques et des modes d’échanges électroniques ainsi que sa capacité de création, sera le moteur de cette croissance. À nous de trouver les moyens de soutenir l’innovation, d’appuyer les petites entreprises créatrices d’emploi, de faire connaître les possibilités liées à l’économie verte et aux nouvelles approches du développement durable. Le prochain Forum de la langue française à Liège en juillet 2015 sera l’occasion d’approfondir tous ces sujets.

L.L.D. : Dans la continuité de l’engagement de l’OIF en faveur de la démocratie et de l’État de droit, Le 17 février 2015, vous avez salué l’adoption d’une stratégie régionale de lutte contre le groupe terroriste Boko Haram par les États d’Afrique centrale. De quelle manière l’OIF peut-elle, selon vous, participer à la lutte contre le terrorisme et au maintien de la paix ? Pourrait-elle, selon vous, avoir vocation à faciliter le dialogue interreligieux et plus largement l’entente sociale, notamment en Afrique francophone ?

M.J. : Parmi les éléments de la lutte contre Boko Haram, il ne faut pas oublier la dimension économique : face à un groupe qui dispose de ressources manifestement importantes et qui peut entraîner des jeunes sans emploi et sans perspective dans sa dérive violente, nous devons opposer, dans le même élan, deux types de réactions : la sécurité des populations et des emplois à une jeunesse créative et instruite. En se dressant explicitement contre l’école, Boko Haram montre que son véritable adversaire, c’est l’éducation. Or, point de dialogue inter-religieux sans éducation.

L.L.D. : L’OIF a mis l’environnement à l’honneur lors de la Journée internationale de la Francophonie, le 20 mars, et participera à la Conférence Paris-Climat 2015 organisée à Paris en décembre prochain. De quelle manière ces thématiques sont-elles intégrées à la feuille de route de l’OIF ? Au-delà de la concertation dans le cadre de la COP 21, dans quels autres secteurs souhaiteriez-vous voir les relations avec la France être approfondies ? Quelles synergies communes avez-vous pu identifier lors de votre rencontre avec le Président François Hollande, le 18 février 2015 ?

M.J. : Lors du récent Sommet de Dakar,  les chefs d’État et de gouvernement de l’OIF se sont engagés à se mobiliser en perspective d’un accord ambitieux à la Conférence Paris-Climat 2015 afin de lutter efficacement contre les dérèglements climatiques. Ils ont aussi souligné les conséquences désastreuses des changements climatiques, particulièrement dans les pays africains et les pays insulaires en développement.  Regardez ce qui vient de se passer au Vanuatu ! Nos dirigeants ont aussi rappelé la nécessité d’accompagner les pays vers des modèles de développement faibles en carbone. Les enjeux liés au climat et à l’environnement sont donc au cœur de la feuille de route de l’OIF.  C’est pour cette raison qu’en 2015, nous avons décidé de consacrer la Journée internationale de la Francophonie, le 20 mars, au thème du climat et de l’environnement. Cela dit, la Francophonie travaille depuis plusieurs années autour des questions liées à l’environnement par le biais de son Institut de la Francophonie pour le Développement Durable (IFDD).  Basé à Québec, l’IFDD vise à aider les pays de l’espace francophone à maîtriser les enjeux autour des négociations sur les changements climatiques.  Elle veille également à promouvoir une meilleure prise en compte des questions entourant les changements climatiques dans les politiques de planification et de développement.  C’est un des sujets que j’ai abordé lors de ma rencontre avec le Président François Hollande. Quant aux autres secteurs potentiellement porteurs d’intérêts communs entre l’OIF et la France, je retiens notamment celui de la jeunesse, avenir de la Francophonie, qui doit, à ce titre être présente dans toutes nos actions.  Nous devons être à l’écoute de notre jeunesse. C’est ce que fait l’OIF dans le cadre de son initiative de consultation des jeunes de la Francophonie sur le climat en perspective de la COP21. Engager, mobiliser, écouter et mettre au défi la jeunesse francophone.

L.L.D. : Vous êtes la première femme à assumer la fonction de Secrétaire générale de l’OIF. Comment percevez-vous la place et le rôle des femmes dans l’essor de la Francophonie et dans les enceintes internationales en général ? Quel message avez-vous porté devant la Commission de la condition de la femme au siège des Nations unies, à New York, le 9 mars 2015, juste avant la Journée de la Francophonie ?

M.J. : Ces dernières années, l’OIF a déployé des efforts sans précédent en faveur de l’égalité femme-homme, des droits et de l’autonomisation des femmes. De grands événements fédérateurs ont permis de mobiliser les décideurs politiques et la société civile, autour des enjeux qui sont au cœur du mouvement mondial pour un développement humain durable et inclusif : le Forum mondial des femmes francophones, la concertation annuelle des Ministres francophones tenue en marge de la Commission de la Condition féminine du Conseil économique et social des Nations unies (ECOSOC) ou encore la mise en place d’un Réseau francophone pour l’égalité femme-homme. À Dakar, en novembre 2014, la Francophonie a consacré aux « femmes », pour la première fois, de son histoire institutionnelle, le thème d’un Sommet. Et j’ai été élue, par consensus, Secrétaire générale de la Francophonie ! C’est un signal fort pour une organisation internationale qui regroupe 80 pays membres et représente plus d’un tiers des États membres des Nations unies. En tant que femme, première femme Secrétaire générale de la Francophonie, je tenais absolument à être présente pour l’évaluation et l’examen de la Plateforme d’action de Beijing, thème de la Commission de la Condition de la femme. Il s’agit d’une occasion unique de réaffirmer l’engagement ferme de la Francophonie en faveur de l’égalité femme-homme, des droits et de l’autonomisation des femmes. La concertation francophone de haut niveau en marge de la Commission de la Condition de la femme est devenue un rendez-vous incontournable pour nous. La Francophonie a des messages à porter, des valeurs à réaffirmer et une solidarité à promouvoir en faveur des femmes et des filles.

L.L.D. : Les positions engagées ont jalonné votre parcours qui vous a vu fonder un réseau de refuges d’urgence pour les femmes victimes de violence conjugale et leurs enfants, ou encore manger du phoque cru pour soutenir les Inuits contre l’embargo européen en 2009. Dans quelle mesure pourrez-vous conserver cette liberté de parole ? Comment comptez-vous la mettre à profit pour renforcer l’influence de l’OIF ?

M.J. : Les Chefs d’État et de gouvernement de la Francophonie m’ont désignée comme Secrétaire générale. Tout au long de ma campagne, je n’ai jamais caché cet engagement personnel. Au contraire, j’ai fondé ma campagne sur mes convictions profondes et ma volonté de promouvoir une Francophonie proche des populations, femmes et hommes. En outre, je me suis pleinement reconnue dans les combats engagés par l’ancien Secrétaire général, le Président Abdou Diouf à qui je rends hommage pour son engagement dans le domaine de la lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles. En matière d’égalité et de droits des femmes, l’engagement de la Francophonie a débuté et n’a cessé de se renforcer depuis la préparation de la IVème Conférence mondiale des Nations unies sur les femmes à Beijing (1995). Vingt ans se sont écoulés depuis, et la Francophonie est plus que jamais crédible et légitime pour défendre des positions fortes dans le domaine, aux côtés des Nations unies et des organisations régionales. Par ailleurs, je rappelle que tous les États membres de la Francophonie ont ratifié la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes, seul instrument juridique international à caractère obligatoire en matière de droits et d’autonomisation des femmes. Sous mon mandat, nous continuerons de travailler avec nos pays pour lever les obstacles persistants à l’égalité femme-homme dans les faits. Le temps des discours est révolu : la Francophonie porte des valeurs et ses valeurs doivent se traduire en actions concrètes pour répondre aux besoins et aux intérêts des femmes et des hommes dans nos pays.   

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