Vers de nouvelles synergies entre La Havane et Paris
Quelques mois après l’annonce, le 17 décembre 2014, de la volonté de Cuba et des États-Unis de rétablir leurs relations diplomatiques, la visite officielle du Président François Hollande à La Havane, le 11 mai 2015, marque un tournant pour les liens de coopération franco-cubains. Déjà très étroits en matière culturelle, ceux-ci voient s’ouvrir de vastes champs de coopération dans le domaine économique. Ambassadeur de Cuba en France, S.E.M. Héctor Igarza Cabrera, nous explique aussi les enjeux de cette nouvelle dynamique dans le contexte des réformes initiées par le Président Raúl Castro.
La Lettre Diplomatique : Monsieur l’Ambassadeur, le Président François Hollande doit accomplir le 11 mai 2015 la première visite officielle d’un chef d’État français à Cuba. Quel regard portez vous sur les relations franco-cubaines ? Comment envisagez-vous l’approfondissement du dialogue politique entre les deux pays ?
S.E.M. Héctor Igarza Cabrera : Cuba et la France sont deux pays unis par des liens forts dont la genèse est à chercher avant tout dans l’Histoire. Avant l´établissement de relations entre nos deux pays, en 1902, il y a 113 ans, nous entretenions déjà des liens culturels et historiques. Au début du XIXème siècle, la Révolution haïtienne et la rébellion des esclaves de la riche colonie française de Saint-Domingue obligent des milliers de colons français à fuir et à abandonner leurs biens. Ils arrivent alors dans la partie orientale de Cuba, d’abord à Baracoa, puis se déplacent vers Santiago de Cuba. Entre 1800 et 1804, environ 30 000 Français vont ainsi s’implanter dans l’île, qui est alors une colonie espagnole. À Santiago de Cuba, les Français fondent le quartier du Tivoli, dont l’empreinte architecturale, culturelle et linguistique se révèle d’une importance capitale pour la modernisation de la ville. La belle ville cubaine de Cienfuegos, fondée en 1819 par le Français Louis de Clouet et une cinquantaine de colons immigrés de Bordeaux et de Louisiane, est un exemple marquant de la présence française à Cuba, à tel point que l’UNESCO, qui l’a classée au Patrimoine mondial, la considère comme « le premier et l’un des plus remarquables exemples d’ensemble architectural traduisant les nouvelles notions de modernité, d’hygiène et d’ordre en matière d’urbanisme tel qu’il s’est développé en Amérique latine à partir du XIXème siècle ». Ce projet fait aujourd’hui, avec plusieurs autres programmes, l’objet de l´attention de Cuba Cooperation, une association basée en France, et constitue un exemple de coopération solidaire. Louis François Delmes, graveur et cartographe français du milieu du XIXème siècle, apporte également sa contribution à une meilleure connaissance de l’île en produisant des cartes et des gravures précieuses. Les annonces publicitaires publiées dans la presse de l’époque témoignent de l’influence française. On importe des marchandises de luxe qui viennent de Paris, Bordeaux et Marseille. On boit des vins français de Bordeaux : Château Laffite, D’Estournel, du Médoc, du Sauternes, du Cognac et du Champagne… On fait venir du jambon de Bayonne et d’autres mets locaux. Du côté cubain, José Marti, le héros national de Cuba, sûrement l’un des plus grands penseurs de la fin du XIXème siècle, a très bien connu la culture française. Il a notamment traduit en espagnol Mes fils de Victor Hugo, écrivain qu’il admire tant pour son talent que pour son soutien à la révolution anti-coloniale à Cuba. Severiano de Heredia, né à La Havane le 8 novembre 1836, est, quant à lui, arrivé en France à l’âge de 10 ans. Il fait de très brillantes études au lycée Louis-le-Grand où il reçoit, en 1855, le grand prix d’honneur du lycée. Il compose plusieurs nouvelles et essais poétiques. En 1870, il demande la nationalité française. Il devient membre du conseil municipal de Paris pour le quartier des Ternes (17ème arrondissement) à partir d’avril 1873, puis Président du conseil municipal de Paris en 1879, avant d’être élu en août 1881 à la Chambre des députés. Il assume les fonctions de Ministre des Travaux publics du 30 mai 1887 au 11 décembre 1887. Il lutte, entre autres actions, pour réduire la journée de travail en usine à dix heures pour les enfants de moins de douze ans. Autre exemple, le personnage historique Emilio Bacardi Moreau, fils de la française Lucie Moreau et de Facundo Bacardi, actif indépendantiste et premier Maire de Santiago en 1898, qui a laissé à Cuba une œuvre socioculturelle considérable. Cuba, dont l’économie est à l’époque essentiellement basée sur la culture de la canne à sucre et du café, optimise la production de ce dernier produit grâce aux premiers manuels de culture du café, écrits par deux planteurs français, Jean Laborie et Alex Dumont, entre 1809 et 1820. D’ailleurs, dans la cordillère de la Sierra Maestra, où Fidel Castro a commencé la dernière lutte, qui fut aussi décisive, pour la véritable indépendance de Cuba, on a recensé plus de 90 vestiges d’anciennes plantations de café. Parmi elles, celle de La Fraternité ou de La Isabelica, classées aujourd’hui au Patrimoine mondial de l’UNESCO, tout comme 200 kilomètres de « chemins de colline » dans les zones escarpées de la Sierra. L’histoire de la production et de l’exploitation du cuivre est également marquée par l’action de Français tels que Prudent Casamayor et l’ingénieur Jules Sagebien, ce dernier ayant réalisé le premier chemin de fer destiné au transport du cuivre. L’Alliance Française de La Havane, ainsi que celle de Santiago, sont des lieux d’intenses activités culturelles, qui permettent à 12 000 Cubains d’apprendre le français, et qui organisent des expositions, des festivals, des spectacles, des rencontres et des échanges autour de nos deux cultures. Considérant la taille de sa population, qui s’élève à 11,2 millions d’habitants, Cuba est le pays abritant le plus grand nombre d´étudiants au monde au sein de ces alliances françaises. Les festivals du film français qui ont lieu chaque année dans toutes les villes cubaines connaissent depuis des années un grand succès. Par ailleurs, la Maison Victor Hugo, centre de promotion de la culture française au cœur de la Vieille Havane, témoigne du désir politique de nos dirigeants de préserver un patrimoine commun. Le rôle économique et culturel joué par les Français à Cuba est donc considérable de par leur intégration au sein de la société cubaine et de par leur contribution à la modernisation de l’île et, en particulier, de sa partie orientale. Le Président François Hollande m´a confirmé avoir lu la littérature de M. Alejo Carpentier, ancien Conseiller culturel de Cuba en France, célèbre pour son style baroque. Ses œuvres les plus connues en France comprennent Le Siècle des Lumières (1962), La Guerre du Temps (1967), Concert baroque (1974). Dans Le Royaume de ce monde (1949), son premier grand roman, il évoque le mouvement révolutionnaire haïtien. C’est aussi dans le prologue de ce roman qu’il décrit sa vision du « réel merveilleux », que les critiques identifieront au réalisme magique.
L.L.D. : Près de trente ans après le dernier déplacement à Cuba d’un ministre français des Affaires étrangères, M. Laurent Fabius a effectué une visite officielle à La Havane le 12 avril 2014 au cours de laquelle il a inauguré l’antenne cubaine de Business France. Comment décririez-vous les perspectives d’intensification des échanges économiques franco-cubains ? Au-delà, en quoi cette visite peut-elle, selon vous, être qualifiée d’« historique » ?
S.E.M.H.I.C. : L’investissement français le plus important à Cuba est celui du groupe Pernod-Ricard (Rhum Havana Club). D’autres grands groupes participent aux projets de développement de l’Île. Ils se concentrent dans les secteurs du tourisme (Accor), du bâtiment et de la construction (Bouygues), des télécommunications (Orange et Alcatel-Lucent), de l’énergie (Total, Alstom), de l’électricité, de l’agroalimentaire et des transports (Air France). Une soixantaine d’entreprises françaises sont actives par le biais de partenariats avec des entités cubaines, de bureaux de représentation et de sociétés détenues par des Français implantés localement : 13 d’entre elles sont établies sous forme d’associations économiques internationales (sociétés mixtes ou contrats d’association) et 20 sous la forme de succursales. Des missions du MEDEF ont régulièrement lieu (en mars 2012, en octobre 2013). La Foire internationale de La Havane, qui se tient chaque année, est l’occasion pour des entreprises françaises d’exposer leur savoir-faire. Les exportations françaises vers Cuba sont, quant à elles, garanties par la Coface. M. Laurent Fabius a d’ailleurs étrenné à La Havane sa nouvelle casquette de chef du Commerce extérieur et s´est entretenu avec M. Rodrigo Malmierca, Ministre cubain du Commerce extérieur et de l’Investissement étranger, qui impulse la nouvelle loi pour attirer des capitaux. C´est à cette occasion que M. Fabius a pu réitérer l´intérêt de la France à participer au développement de l´économie cubaine compte tenu des perspectives offertes par les réformes en cours et par la future zone de développement économique spéciale autour du port en eaux profondes de Mariel. En plus, nous avons choisi de donner la priorité à 11 secteurs d’activités dans lesquels des compagnies françaises peuvent investir : agroalimentaire et forêt, sucre, industrie, tourisme, énergie (notamment renouvelable), mines, transports, industrie pharmaceutique et de la biotechnologie, santé (exportation de services), commerce et construction. Pour autant, on peut qualifier la visite de M. Fabius à Cuba de vraiment historique si vous prenez en considération le fait que le dernier ministre français des Affaires étrangères à s’être rendu dans notre pays, était M. Claude Cheysson en 1983, soit il y a 31 ans déjà. M. Fabius est aussi le ministre français qui a été le premier de ses collègues européens à le visiter depuis que l’Union européenne (UE) a initié un processus de normalisation de ses relations avec Cuba. D´ailleurs, je tiens à vous rappeler la déclaration faite par M. Fabius lors de l´annonce de la reprise de contacts entre les gouvernements de Cuba et des États-Unis : « Les États-Unis et Cuba viennent d’annoncer leur décision de rétablir leurs relations diplomatiques, plus d’un demi-siècle après la fermeture de leurs ambassades. Je salue ces annonces qui, comme l’a depuis longtemps souhaité la France, ouvrent la voie à une pleine normalisation et, je l’espère, à la levée à terme de l’embargo sur ce pays. La France s’est fortement engagée au cours des dernières années en faveur du rapprochement entre l’Union européenne et Cuba. Les relations franco-cubaines connaissent une dynamique très positive depuis ma visite officielle à Cuba, en avril 2014. La France continuera d’être aux côtés du peuple cubain dans la nouvelle phase qui s’ouvre de son histoire. » Depuis deux ans, nous avons vu venir à Cuba M. Jean-Pierre Bel, ancien Président du Sénat, en janvier 2013, et après la visite de M. Fabius, Mme Fleur Pellerin, alors Secrétaire d’État chargée du Commerce extérieur, du Tourisme et des Français de l’étranger, a effectué le déplacement en mai 2014. De notre côté, M. Manuel Marrero Cruz, Ministre du Tourisme, s’est rendu à Paris en janvier 2014, avant M. Bruno Rodriguez Parrilla, Ministre des Affaires étrangères, en mars 2014. Sur le chemin de ce rapprochement, il faut ajouter la visite que vient de réaliser à Cuba en mars 2015 le nouveau Secrétaire d´État au Commerce extérieur, au Tourisme et aux Français à l´étranger, M. Mathias Fekl, qui a précèdé le séjour du Président de la République française, M. François Hollande, qui cristallise cette relation historique entre nos deux peuples. Avant cette visite historique du premier président français à venir à La Havane, nous avons aussi eu au mois d’avril 2015 la visite en France du Ministre cubain des Affaires étrangères, M. Bruno Rodriguez Parrilla, invité par son collègue M. Fabius, laquelle a pavé la voie pour accueillir M. François Hollande. Tous ces contacts marquent la fin d´une longue période de rapprochement entre nos deux pays et, en même temps, le début d´une relation plus approfondie dans tous les domaines. Mais cela montre aussi l´importance que le Président français accorde à ses relations avec l´Amérique latine et au rôle que Cuba peut jouer pour répondre aux attentes françaises.
L.L.D. : La visite effectuée par le chef de la diplomatie française à Cuba s’inscrit dans le cadre des négociations lancées, le 28 avril 2014, avec l’UE en vue de la conclusion d’un nouvel accord de coopération. De quelle façon ces pourparlers progressent-ils ? Comment analysez-vous la possibilité d’une révision de la politique commune européenne en vigueur depuis 1996 à l’égard de votre pays ?
S.E.M.H.I.C. : L’UE représente un important partenaire de Cuba, en fait, son deuxième partenaire. Le commerce entre Cuba et l´UE est dynamique, même si cela résulte d´une balance commerciale positive en faveur des Européens. Quatre pays européens se trouvent ainsi parmi les 10 premiers partenaires de Cuba : l´Espagne, les Pays-Bas, l´Italie et la France. En 2013, 36,7% des exportations de Cuba étaient dirigées vers l´Europe tandis que 25,9% des importations provenaient de cette région. Les Européens importent principalement des produits alimentaires, des boissons, des cigares, du sucre et ses dérivés, ainsi que des produits minéraux comme le nickel et le fer. De son côté, l´UE exporte vers Cuba des équipements et des pièces de rechange, des produits alimentaires et chimiques ainsi que des dérivés. En matière de tourisme, quatre nations européennes figurent parmi les cinq premiers pays émetteurs de touristes à Cuba derrière le Canada : l´Allemagne, le Royaume-Uni, l´Italie et la France. Le 15 février 2015, la France est passée à la troisième place. Les délégués de l’UE et de Cuba, dont les relations sont officiellement suspendues depuis 2003, négocient, en effet, depuis mai 2014 en vue d’un « accord de dialogue politique et de coopération ». Début 2014, les Vingt-huit avaient approuvé l’ouverture d’un dialogue visant à normaliser les relations avec Cuba. Cette proposition a été acceptée par notre pays, qui souhaite que l’UE abandonne sa « Position commune », en vigueur depuis 1996. Le gouvernement de Cuba a souligné son intérêt à avancer dans sa relation avec l’UE, en ce qui concerne en particulier la négociation d´un accord mutuellement avantageux pour les deux parties, sur des bases réciproques d´égalité et non discriminatoires.
L.L.D. : La rencontre entre le Président Raúl Castro et le Président Barack Obama le 11 avril 2015 a confirmé le rapprochement entre Cuba et les États-Unis. Au regard des premières rencontres organisées entre responsables cubains et américains en janvier 2015, à La Havane, comment décririez-vous vos attentes à l’égard de ce processus ?
S.E.M.H.I.C. : Au moment où nous parlons, Cuba et les États-Unis ont annoncé leur décision de rétablir leurs relations diplomatiques dans le cadre d’un processus que nous venons d’initier. Toutefois, il convient de souligner que nous n´avons pas encore renoué de tels liens et que nous ne disposons pas encore d’Ambassadeurs respectivement à Washington et La Havane. Entre le 21 et 22 janvier 2015, une délégation étasunienne est ainsi venue à Cuba et une délégation cubaine s’est rendue en visite aux États-Unis le 27 février suivant, dans le cadre du processus que je viens d’évoquer. À maintes reprises, le gouvernement de Cuba a exprimé en privé et publiquement sa disponibilité à tenir avec le gouvernement étasunien un dialogue respectueux, sur la base de l’égalité souveraine, pour aborder différents sujets de façon réciproque, sans porter préjudice à l’indépendance nationale et à l’autodétermination de notre peuple. Suite à un dialogue qui a duré plusieurs mois, nos deux pays ont pu avancer dans le règlement de certains sujets d’intérêt commun pour les deux nations. Comme le leader historique de la Révolution Cubaine, Fidel Castro l’avait promis, en juin 2001, lorsqu’il a dit : « Ils reviendront ! », Gerardo, Ramon et Antonio sont revenus, le 17 décembre 2014, dans notre patrie où ils ont rejoint René et Fernando, qui avaient déjà accompli les sanctions injustes qui leur avaient été infligées. Ces Cinq antiterroristes cubains sont pour nous un motif de fierté et un exemple de fermeté. Il s’est exprimé à travers l’énorme joie de leurs parents et de tout notre peuple mobilisé infatigablement pour atteindre cet objectif, des centaines de comités et groupes de solidarité, gouvernements, parlements, organisations, institutions et personnalités qui, pendant 16 ans, ont réclamé leur libération et consenti à de courageux efforts. Nous leurs exprimons notre plus grande gratitude et reconnaissance. Je profite de cette occasion pour remercier en particulier les organisations françaises de solidarité et les Français et Françaises qui, individuellement, nous ont accompagnés dans cette bataille.
L.L.D. : Dans quelle mesure ce rapprochement peut-il permettre la levée de l’embargo américain et augurer d’une nouvelle phase pour le développement futur de la société et de l’économie cubaine ?
S.E.M.H.I.C. : Le président des États-Unis a reconnu l’échec de la politique appliquée contre Cuba pendant plus de cinquante ans et l’isolement absolu qu’elle a provoquée pour son pays, ainsi que les préjudices que le blocus a causés à notre peuple. Il a ainsi ordonné de revoir l’inscription, de toute évidence injustifiable, de notre pays sur la liste des États parrainant le terrorisme international. Ces changements sont le fruit de presque un demi-siècle de lutte héroïque du peuple cubain et de fidélité à ses principes. Mais ils ont aussi été possibles grâce à la nouvelle ère dans laquelle est entrée notre région et à la revendication résolue et courageuse des gouvernements et des peuples de la Communauté d´États latino-américains et caribéens (CELAC). Nous remercions également, avec sincérité, les 188 États qui votent contre le blocus à l’Assemblée générale des Nations unies, ceux-là même qui soutiennent cette revendication lors des sommets et des conférences internationales, et l’ensemble des mouvements populaires, des forces politiques, des parlements et des personnalités qui se sont mobilisés sans relâche dans ce but. Pour autant, Cuba ne va pas renoncer à ses idéaux d’indépendance et de justice sociale, ni ne va renier un seul de ses principes, ni ne cèdera dans la défense de sa souveraineté nationale. Nous avons affirmé au président des États-Unis notre disposition à œuvrer en faveur de la normalisation des relations bilatérales, une fois rétablies les relations diplomatiques, ce qui implique l’adoption de mesures réciproques pour améliorer le climat entre nos deux pays, régler d’autres problèmes en souffrance et progresser en matière de coopération. Toutefois, le problème principal se maintient : le blocus économique, commercial et financier, qui cause d’énormes dommages humains et économiques et qui viole le droit international, doit être levé. Le rétablissement des relations diplomatiques marquera le début d’un cheminement vers la normalisation des relations bilatérales, mais ce ne sera pas possible tant que le blocus persistera, tant que le territoire occupé illégalement par la base navale dans la baie de Guantánamo ne nous sera pas rendu, tant que les émissions de radio et de télévision qui violent les normes internationales se poursuivront, tant que des réparations justes ne seront pas accordées à notre peuple pour les dommages humains et économiques qu’il a endurés. Il ne serait ni moral, ni juste, ni acceptable qu’on demande quoi que ce soit en échange à Cuba. Si ces questions n’étaient pas réglées, ce rapprochement diplomatique entre Cuba et les États-Unis n’aurait pas de sens. Il ne faut donc pas que l’on attende que Cuba négocie en échange de « questions » internes qui relèvent de notre souveraineté absolue. Si nous avons pu progresser lors des récentes négociations, c’est parce que nous nous sommes traités réciproquement avec respect, sur un pied d’égalité. Pour continuer d’avancer, il faudra qu’il en soit ainsi. Pour le moment, les mesures annoncées à ce sujet sont très limitées. L’interdiction d’octroyer des crédits et d’utiliser le dollar dans nos transactions financières internationales persiste ; les voyages individuels d’Étasuniens dans le cadre de la permission relative aux « échanges interpersonnels » restent interdits, car ces derniers visent à des fins subversives, tout comme sont interdits les voyages par voie maritime ; il nous est toujours prohibé d’acheter sur des marchés tiers des équipements et des technologies contenant plus de 10% de composants étasuniens, comme ce serait le cas des avions de type Airbus auxquels nous nous intéressons, tandis que les importations par les Étasuniens de marchandises contenant des matières premières cubaines le restent aussi, parmi bien d’autres interdictions. Le Président Barack Obama pourrait utiliser avec détermination ses vastes prérogatives exécutives pour modifier en profondeur l’application du blocus, puisque cela ne dépend que de lui sans avoir à passer par le Congrès. Tout ce qu’il a autorisé en matière de télécommunications, il pourrait l’autoriser dans d’autres secteurs de l’économie et c´est pour cela qu´il est important qu’il ait décidé d’engager un débat au Congrès en vue de supprimer le blocus. Les porte-parole de l’administration étasunienne n’ont pas caché que les méthodes changent, mais non les objectifs de cette politique, et que l’ingérence dans nos affaires intérieures se poursuivra, ce que nous n’accepterons pas. La levée du blocus sera un processus long et difficile qui exigera le soutien, la mobilisation et l’action résolue de tous les gens de bonne volonté aux États-Unis et à travers le monde.
L.L.D. : Le Président Raúl Castro a initié des réformes visant à ouvrir davantage l’économie cubaine. De quelle manière ce processus « graduel » est-il appelé à se poursuivre ? Quels sont les principaux dispositifs mis en place par la nouvelle loi sur les investissements étrangers adoptée le 29 mars 2014, en ce qui concerne notamment l’accès à la propriété foncière et l’embauche de la main d’œuvre locale ? Comment la réforme monétaire annoncée fin 2013 avance-t-elle ?
S.E.M.H.I.C. : L’économie constitue le principal sujet à traiter et nous avons le devoir de nous y atteler complètement en vue de mettre en œuvre le développement durable et irréversible du socialisme à Cuba. Le défi auquel nous faisons face est très grand : il faut hisser l’économie à la hauteur du prestige politique que cette petite île des Caraïbes a gagné grâce à la Révolution. La croissance de l’économie cubaine s´est ralentie à 1,3% en 2014, chiffre nettement inférieur aux prévisions et plus faible hausse depuis 2006. Les projections de 2015 tablent sur une croissance d’un peu plus de 4%, avec une politique pour relancer l’industrie locale, notamment grâce aux investissements étrangers. Cuba a, en effet, adopté une nouvelle loi sur les investissements étrangers visant à attirer des capitaux pour « actualiser » son modèle économique, sans pour autant recourir « à la thérapie de choc », en dépit des effets de la crise économique internationale et de l’embargo américain, toujours en place malgré le rapprochement annoncé avec les États-Unis. La loi 118/2014, dite Loi sur l’investissement étranger, explique les modalités que peuvent prendre des affaires avec l’investissement étranger : joint-venture, accord d’association économique internationale et entreprise à capitaux jusqu’à 100% étrangers, accord pour la production conjointe de biens ou la prestation de services, accord de gestion pour la production de biens et/ou de services et entente de gestion dans l’hôtellerie. L’État cubain garantit à l’investisseur étranger le libre transfert à l’étranger, de la monnaie convertible, sans paiement de l’impôt ou de toute autre charge dans le cadre de ce transfert : les bénéfices nets ou les dividendes obtenus par l’exploitation de l’investissement et les montants à recevoir, en cas de liquidation, la vente ou le transfert de tout ou partie de leur participation. La loi garantit « protection et sécurité de l’investissement, qui ne peut être exproprié que pour cause d’utilité publique ou d’intérêt social » et son indemnisation dans ce cas. Il existe, par ailleurs, certaines incitations visant à attirer les investisseurs. D´abord, un régime fiscal spécial : les impôts sur les bénéfices sont exonérés pendant les huit premières années et, exceptionnellement, pour une période plus longue. Par la suite, le taux d’imposition s’établit à 15% et à 0% pour les bénéfices réinvestis. La taxe peut, en revanche, être de 50% dans les entreprises exploitant des ressources naturelles. Nous jouissons encore de quelques atouts qu’il est parfois difficile de trouver ailleurs : une main d’œuvre hautement qualifiée, la stabilité politique, sociale et juridique, un environnement sûr pour le personnel étranger, l’appui du gouvernement pour le développement et la promotion de la recherche et de l’innovation technologique, ainsi que de ses applications, entre autres. Les projets d´investissements sont remarquables en raison de leur nature décentralisée, car ils contiennent des propositions faites par les entreprises nationales intéressées à accéder à des capitaux étrangers et orientées vers les secteurs d’exportation et de substitution des importations. Ils cherchent aussi à favoriser la modernisation, le développement des infrastructures et l’évolution technologique, qui sont les principales motivations du pays. Les offres de négociation contiennent des études de préfaisabilité technique et économique qui seront mises à jour chaque année. Elles auront une plus grande profondeur d’analyse, avec des approches qui encouragent les liens avec les aspects productifs de l’économie. Le nouveau portefeuille d’investissements étrangers contient 25 propositions pour la Zone spéciale de développement de Mariel (5 dans l’industrie alimentaire, 13 dans l’industrie biotechnologique et pharmaceutique, 6 dans le secteur industriel et 1 dans les énergies renouvelables), et 221 autres dans 11 secteurs de l’économie à travers le pays, pour un total de 246 possibilités de négociation. D’importantes opportunités sont ainsi ouvertes à travers le pays : 32 projets dans le secteur agro-alimentaire ; 6 dans celui de la construction ; 56 dans le tourisme ; 13 dans les énergies renouvelables ; 4 dans le secteur du sucre ; 10 dans celui des mines ; 86 dans celui du pétrole ; 3 dans les transports ; et 1 dans le commerce de gros. Pour la main d´œuvre, Cuba dispose d’agences pour l’emploi qui offrent du personnel bénéficiant de préparation, de formation, de capacités et de compétences pour chaque profession ou métier demandé par les compagnies étrangères installées à Cuba et qui, en même temps, garantit l’emploi aux travailleurs cubains qui sont assurés socialement par notre État. Si un jour une compagnie étrangère considère que ses profits ne correspondent plus à ses attentes et décide de quitter Cuba, ses employés ne resteront pas désemparés car l´État cubain a la responsabilité de leur chercher un autre emploi. Une chose est certaine : la terre à Cuba n´est pas à vendre. On peut signer un accord pour l’utiliser en usufruit, qui peut être renouvelé, mais le terrain continuera d’être la possession du peuple cubain en tant que bien social. S’agissant de l’unification monétaire, il s’agit d’un « sujet d’une extrême complexité », qui suivra son cours en 2015. Nous avons décidé de mettre fin à l’usage de la double monnaie qui fut pendant plusieurs années une nécessité mais qui, à l’heure actuelle, représente un obstacle au développement de notre économie et génère des maux de tête à nos économistes. Nous aurons donc comme unique monnaie en circulation, la monnaie cubaine traditionnelle. Cette mesure mettra un terme à un système dans lequel cohabitent le peso cubain (CUP) à usage intérieur, et le peso convertible (CUC), qui vaut 24 CUP et qui est équivalent en valeur au dollar américain. À partir de ce moment là, comme partout dans le monde, n’importe quel touriste ou étranger arrivant à Cuba, devra changer sa devise en pesos (CUP) pour faire des achats et payer tous les services.
L.L.D. : Couronnant la normalisation de ses relations avec ses voisins latino-américains, Cuba a accueilli, en janvier 2014, le 2ème sommet de la Communauté d’États latino-américains et caribéens (CELAC). Comment analysez-vous les retombées de la présidence cubaine de cette organisation en faveur de l’approfondissement de son intégration régionale ? Quelles sont les spécificités de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) ?
S.E.M.H.I. : La CELAC est une organisation régionale qui regroupe, pour la première fois, les 33 pays de la région, sans les États-Unis et le Canada, ni aucun pays européen. Elle se fonde sur plus de deux siècles de luttes pour l’indépendance, et elle repose sur une solide convergence. Ce modèle singulier cherche à rompre avec les schémas traditionnels de domination des grandes institutions financières internationales en créant ses propres instruments. C’est le cas de la Banque de l’ALBA, qui lui permet de développer ses propres projets, et du SUCRE (Système unitaire de compensation régionale), pour un commerce plus équitable avec une plus grande indépendance monétaire. Ce nouveau type d’intégration a permis d’élargir la coopération en matière de santé et d’éducation, comme le montrent ces milliers de coopérants médicaux qui viennent en aide aux populations les plus vulnérables. L’éradication de l’analphabétisme dans la plupart de ses pays membres est un autre succès de l’ALBA. La CELAC représente, pour nos peuples et nos gouvernements, la vision commune d’une Grande patrie latino-américaine et caribéenne. Cette organisation se propose de créer un espace politique commun dont le principe fondamental est le respect entre les nations et la paix dans la région. Elle défend l’utilisation souveraine des ressources pour le bien-être de tous, le progrès de nos peuples et la défense des principes d’autodétermination et d’égale souveraineté des États. La Déclaration de La Havane et le Plan d’action 2014 réaffirment la volonté politique de consolider l’intégration latino-américaine et caribéenne, de la concertation à l’action collective. La signature, par tous les chefs d’État et de gouvernement, de la Proclamation de l’Amérique latine et de la Caraïbe comme zone de paix représente une étape historique majeure tant au niveau régional que mondial. L’ALBA est un nouveau modèle d’intégration qui repose sur des mécanismes de complémentarité économique et sur le développement de projets sociaux au profit de « Notre Amérique », qui s’est engagée dans une nouvelle ère – depuis la création de la CELAC – et à progresser vers l’accomplissement de ses objectifs : indépendance, souveraineté des ressources naturelles, intégration, mise en place d’un nouvel ordre mondial, justice sociale et démocratie du peuple, par le peuple et pour le peuple. Dans ce cadre, l’attachement à la justice et au droit des peuples est, en outre, devenu supérieur à celui de n’importe quelle autre période historique. Ensemble, nous représentons la troisième économie mondiale, nous possédons les deuxièmes plus grandes réserves de pétrole, la plus grande biodiversité de la planète, et nous concentrons une bonne part des ressources minières mondiales. Développer l’unité dans la diversité, agir à l’unisson, respecter nos différences resteront notre objectif premier et une nécessité incontournable. Les politiques économiques et sociales, et la croissance soutenue de notre région, nous ont permis, au cours de cette dernière décennie, de faire face à la crise économique mondiale et de réduire la pauvreté, le chômage et la distribution inéquitable de la richesse. Nous devons combler les écarts structurels, garantir une éducation gratuite et de grande qualité, une couverture de santé universelle et complète, la sécurité sociale pour tous, des chances égales, et la jouissance de tous les droits humains pour toutes les personnes. Parmi les 83 points de la Déclaration finale de La Havane, on trouve la constitution de l’Amérique latine comme zone de paix – les conflits régionaux se règleront uniquement via le dialogue, en écartant tout recours à la force –, la reconnaissance de l’action des peuples indigènes en faveur de la diversité biologique et la nécessité d’éviter la commercialisation de leurs savoirs par les transnationales, un train de mesures contre la pauvreté, l’analphabétisme et les inégalités, en faveur de la sécurité alimentaire, du développement agricole, de la coopération technique et scientifique, de l’intégration économique et financière. Les présidents s’engagent en outre à soutenir le processus de paix en Colombie, les droits de l’Argentine sur les îles Malouines, le caractère latino-américain et caraïbéen de Puerto Rico (actuellement annexé par les États-Unis), la reconstruction d’Haïti. Enfin, ils rejettent le blocus maintenu contre Cuba par Washington.
L.L.D. : Premier pays à avoir répondu à l’appel de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour endiguer le virus ébola, Cuba a déployé 256 de ses médecins en Afrique occidentale. Comment votre pays a-t-il appréhendé l’ampleur du défi sanitaire que représente cette épidémie ? Tenant compte du fort engagement de son expertise médicale à l’étranger, peut-on, selon vous, parler d’une diplomatie cubaine « de la santé » ? À l’aune de votre expérience en matière de questions africaines, comment souhaiteriez-vous voir évoluer les synergies entre votre pays et l’Afrique ?
S.E.M.H.I. : L’Afrique, où se trouvent aussi nos racines, n’a pas besoin de conseils ni d’ingérence, mais du transfert de ressources financières, de technologies et d’un traitement juste. Nous défendrons toujours les intérêts légitimes des nations avec lesquelles nous avons lutté main dans la main contre le colonialisme et l’apartheid, et avec lesquelles nous avons des relations de coopération fraternelles. Nous nous rappellerons toujours leur solidarité et leur appui invariables. Le gouvernement sud-africain, le plus riche du continent africain, financièrement parlant, était doté d’armes atomiques dont les dispositifs lui avaient été livrés par l’État d’Israël, sur accord du Président Ronald Reagan, afin de pouvoir frapper les forces cubaines et angolaises qui défendaient la République populaire d’Angola, alors occupée par le régime de l’apartheid. Aucune négociation de paix, aucun règlement pacifique n’était possible dès lors que l’Angola était attaqué par l’armée la mieux entraînée et la mieux équipée du continent africain. Ce sont ces efforts systématiques pour saigner à blanc l’Angola qui poussèrent Cuba à assener un coup destructeur aux racistes à Cuito Cuanavale, une ancienne base de l’OTAN que l’Afrique du Sud s’efforçait d’occuper à tout prix. Ce gouvernement arrogant fut contraint de négocier un accord de paix qui mit un terme à l’occupation militaire de l’Angola, permit l´indépendance de la Namibie et accéléra la fin de l’apartheid en Afrique. Le continent africain se retrouva délivré des armes nucléaires dont Cuba avait été menacé pour la seconde fois dans son histoire. Les troupes internationalistes cubaines se retirèrent d’Afrique avec honneur. Alors que plusieurs pays ont envoyé le type d´aide matérielle qu’ils considèrent comme possible selon ses capacités et intérêts, Cuba a collaboré avec 265 médecins et infirmiers en Guinée Conakry, au Sierra Leone et au Liberia comme manifestation de la poursuite de la coopération médicale qu’il mène en Afrique. Depuis le début de la Révolution en 1959, 76 000 médecins et infirmiers cubains des deux sexes ont apporté leur participation et travaillé dans 39 pays africains. Aujourd’hui, plus de 4 000 d’entre eux effectuent encore des missions dans 32 pays du continent, tandis que sur la même période 3 392 Africains, originaires de 45 pays africains ont reçu une formation de médecins à Cuba. L’Afrique mérite tout notre respect et notre soutien, elle pourra toujours compter sur la main amicale tendue par Cuba. |