Nouvelle frontière orientale de l’Union européenne
Un an après son adhésion à l’Union européenne et en l’absence d’une solution sur la réunification de Chypre, S.E.M. Minas Hadjimichael, Ambassadeur de Chypre en France, analyse ici l’apport de Chypre au processus de construction européenne et au développement du dialogue et des échanges entre les deux rives de la Méditerranée, mais aussi le défi que pose la relance du processus de réunification de l’île.
La Lettre Diplomatique : Six ans après avoir engagé les négociations d’adhésion, Chypre est devenu un pays-membre à part entière de l’UE le 1er mai 2004. Pouvez-vous nous rappeler les motivations de l’adhésion de Chypre à l’UE ? Quels sont les atouts de son appartenance à l’UE tant sur le plan politique que stratégique ? A l’inverse, comment définiriez-vous l’apport de Chypre à l’UE ?
S.E.M. Minas Hadjimichael
: Le 1er mai 2004, Chypre est en effet devenue membre à part entière de l’Union européenne. Selon l’importante décision qu’a adoptée le Conseil européen, c’est la République de Chypre, l’Etat de 1960 dans son ensemble et qui est représentée par le Gouvernement du Président Papadopoulos, qui a intégré l’Union européenne. En ce qui concerne la partie de Chypre occupée par l’armée turque, les conclusions du Conseil européen précisent, clairement et sans aucune ambiguïté, que l’application de l’acquis communautaire dans cette partie échappant au contrôle du Gouvernement légitime de l’île – ce, en raison même de l’occupation illégale et continue de ce territoire par les forces armées turques – reste en suspens, jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée au problème politique.
Je me permets de saisir cette occasion pour rappeler également que les raisons ayant poussé mon pays à vouloir adhérer à l’Union européenne, n’étaient nullement régies par des motivations à caractère économique.
Comme vous le savez, mon pays est, et continuera à être un contributeur net au budget européen pendant de longues années. Ce ne sont donc pas des motivations économiques qui ont stimulé notre marche vers l’Europe, mais surtout des raisons politiques qui se traduisent par une inébranlable volonté de faire partie d’un grand espace de paix et de sécurité qui est celui de l’Union européenne, dans le but de parvenir à la recherche d’une solution globale et viable au problème politique de Chypre. Les Chypriotes ont toujours vu dans cette adhésion l’espoir d’une solution afin de parvenir à la réunification et mettre fin au drame de la partition.
Par ailleurs, notre adhésion à l’Union européenne offre au peuple chypriote une chance extraordinaire de participer à la prise de décision au sein de l’un des plus grands ensembles politiques et économiques du monde.
De surcroît, l’adhésion offre aux Chypriotes qui ont déjà donné toute la mesure de leurs capacités pour la mise en œuvre depuis plus de trente ans d’une complète restructuration de leur économie, la possibilité de s’épanouir totalement au sein du grand marché européen.
Je peux également vous assurer que l’apport de Chypre au développement de l’Union européenne pour que celle-ci puisse jouer pleinement son rôle d’espace de paix, de sécurité, de justice et de prospérité, à la fois à l’intérieur de l’UE et sur le plan international, est loin d’être négligeable.
Le bénéfice que pourra tirer l’Union avec l’adhésion de Chypre, ne se limite pas au plan politique. Notre pays a comme responsabilité et comme mission de répondre aux exigences que sa spécificité, en tant que frontière orientale la plus lointaine de l’Union, implique au regard des efforts déployés dans la lutte contre le phénomène du terrorisme et du crime organisé notamment, la contrebande, l’immigration clandestine et le trafic d’armes.
L’apport de Chypre à l’Union pourra également se manifester dans le cadre de son essor économique. Notre vision est de devenir un centre régional dans les domaines du commerce et des services, ainsi qu’une base à partir de laquelle des entreprises européennes mais aussi internationales pourront élargir leur champs d’action à l’espace plus large du Moyen-Orient et de la Méditerranée orientale, tirant ainsi profit de la situation géographique idéale qui nous caractérise. Comme autres grands avantages, Chypre dispose d’un environnement propice à la conduite des affaires, reposant sur la stabilité macroéconomique et sur une infrastructure moderne, associé au niveau élevé d’éducation de sa main d’œuvre, au faible coût des services, ainsi qu’à un système d’imposition particulièrement avantageux.
En raison de sa situation stratégique, au carrefour de trois continents, Chypre nourrit donc l’ambition tout à fait légitime de s’affirmer comme un véritable pont entre l’Union élargie et son nouveau voisinage au sud-est de la Méditerranée, et de mettre ses excellentes relations avec les pays du Proche et du Moyen-Orient, au service du développement euro-méditerranéen.
L’adhésion de Chypre à l’UE a fait entrer l’Union en Méditerranée orientale et rapprocher ses frontières des rives du Moyen-Orient et d’Israël, donnant ainsi à l’Union sa frontière orientale la plus lointaine au sud-est, dans l’une des régions les plus volatiles du monde. L’importance stratégique de Chypre pour l’Union est, par conséquent, considérable, en particulier, dans le domaine politique, ainsi que dans les secteurs du commerce, des transactions, des affaires et des échanges entre l’UE et les pays du Moyen-Orient. On ne peut pas négliger aussi le rôle de la flotte maritime chypriote, la 9ème plus grande du monde. Avec l’adhésion de Chypre, l’UE est ainsi devenue le plus grand pavillon maritime mondial, disposant d’une capacité accrue d’influencer les délibérations au sein de l’Organisation maritime internationale.
L.L.D. : Quelles positions votre pays compte-t-il faire valoir sur la réforme du pacte de stabilité et de croissance ainsi que sur la relance du processus de Lisbonne ? Alors que Chypre a ratifié par voie parlementaire le traité constitutionnel de l’UE, quel regard portez-vous sur l’intense débat qu’il a suscité en France et comment ce traité a-t-il été accueilli par l’opinion publique chypriote ?
S.E.M. M.H. : Vous abordez trois volets importants pour l’avenir de l’Europe, à savoir la réforme du pacte de stabilité et de croissance, la relance du processus de Lisbonne et le traité constitutionnel de l’UE.
En ce qui concerne la réforme du pacte de sta-bilité et de croissance, le Gouvernement chypriote se concentrera sur l’objectif à moyen terme, de permettre la consolidation fiscale et d’assurer la viabilité fiscale sur le long terme. Il procédera également à l’élaboration de règlements nationaux pour la mise en œuvre de la réforme du pacte de stabilité et de croissance.
Quant à la relance du processus de Lisbonne, je souhaiterais souligner que les préparations du Programme national de Lisbonne se trouvent à un stade avancé. Les partenaires sociaux et les partis politiques ont été informés de l’aperçu préliminaire du Programme de Lisbonne et ont exprimé leurs points de vue.
Les priorités du Programme national comprennent notamment la restructuration des entreprises publiques afin de les préparer à une compétition accrue, la réforme du système des pensions à travers les réformes paramétriques, les mesures d’incitations aux contributions privées, ainsi que la réforme du système de santé, ce qui se traduit par l’introduction d’un système national de santé et l’autonomie des hôpitaux.
Les priorités du Programme national reposent également sur notre souci permanent d’améliorer davantage l’infrastructure, ce qui se manifestera notamment dans le transport routier et à travers la construction d’un aéroport.
Par ailleurs, le secteur de la recherche figure parmi nos plus hautes priorités. Cette préoccupation se traduira par une augmentation considérable des crédits alloués à la recherche et qui seront consacrés à plusieurs projets et actions, notamment la création d’un parc technologique, un projet commun avec l’Université de Harvard et, dans le cadre de,la participation de Chypre au 6ème Programme Cadre.
De surcroît, la promotion d’une économie basée sur la croissance et la réforme du secteur public figure également parmi les priorités du Programme national.
Vous avez enfin évoqué le débat en France sur le traité constitutionnel de l’UE qui a conduit au rejet par la majorité des Français de ce traité, lors du référendum du 29 mai dernier.
Tout d’abord, il va de soi que nous respectons le verdict populaire des Français lors du vote du 29 mai.
Cependant, pour autant que nous respectons ces résultats, nous devons souligner notre attachement à la poursuite de l’intégration européenne.
Je souhaiterais à cette occasion rappeller que la Chambre des Représentants a ratifié, le 30 juin, le traité constitutionnel . De même, je peux vous assurer que des efforts considérables ont été déployés à Chypre afin d’informer les Chypriotes sur la Constitution européenne et sur les enjeux qu’elle représente pour l’avenir de la construction européenne, et que tous les Chypriotes restent attachés aux idéaux et aux principes de l’UE.
L.L.D. : Aspirant à son intégration à l’Eurozone en 2007, de quelles marges de manœuvre le Gouvernement chypriote dispose-t-il pour mettre en œuvre son Programme de Convergence 2004-2008 et réduire son déficit et sa dette ? Comment évaluez-vous les conséquences de l’harmonisation des réglementations avec la législation européenne, tout particulièrement dans les sociétés financières offshore et les transports maritimes ?
S.E.M. M.H. : En ce qui concerne l’Eurozone, je souhaiterais souligner que Chypre a réussi à adhérer au Mécanisme de taux de Change II (MTC II), grâce aux efforts persistants et au travail préparatoire du Gouvernement chypriote. De même, je voudrais vous assurer que l’adoption de l’euro, dans les meilleurs délais, demeure un objectif stratégique majeur pour mon Gouvernement.
Je souhaiterais également mettre l’accent sur le fait que Chypre a atteint un haut niveau de convergence effective avec l’UE, tout en sauvegardant un marché du travail performant et flexible et en poursuivant une politique monétaire et de change prudente.
Par ailleurs, dans le domaine des réformes structurelles, une avancée importante a été réalisée dans le processus d’adhésion à l’UE. Nous allons intensifier davantage nos efforts en vue d’augmenter la flexibilité de l’économie chypriote afin de faire face de manière efficace aux chocs externes.
Etant donné la performance d’ensemble de l’économie chypriote, il est évident que la résolution du problème fiscal de manière durable représente fondamentalement notre principal défi politique. C’est d’ailleurs ce que soulignent tout particulièrement les institutions concernées de l’UE. A cette fin, nous nous sommes efforcés de nous en tenir aux mesures fiscales comprises dans le Programme de Convergence et d’éviter les dérapages.
Il convient de rappeler que les efforts déployés par le Gouvernement chypriote ont apporté des résultats tangibles sur le plan économique. Je souhaiterais à ce titre vous signaler qu’en 2004, les estimations fiscales ont montré une amélioration remarquable du déficit fiscal qui est passé de 6,4% du PIB en 2003 à 4,2% du PIB, dépassant ainsi l’objectif qui avait été fixé par le Programme de Convergence 2004-2008 (5,2%). En 2005, nous tablons sur un déficit fiscal inférieur à 3% du PIB.
De même, mon Gouvernement poursuivra ses efforts en vue de la consolidation fiscale, dans le but de réduire la dette publique qui atteint 71,9% du PIB en 2004 et de la ramener en dessous de la valeur de référence de 60% du critère relevant de cette question du Traité de Maastricht d’ici 2008.
En ce qui concerne le deuxième volet que vous évoquez portant sur l’harmonisation des sociétés offshores et de celle des transports maritimes, permettez-moi de vous signaler que cet objectif a déjà été atteint.
Plus précisément, le taux d’imposition sur les bénéfices des sociétés pour les entreprises locales et internationales a été fixé à 10%.
Quant au secteur des transports maritimes, il fait preuve de dynamisme, reflétant les avantages comparatifs qu’offre Chypre dans ce secteur. Chypre possède le 9ème plus grand registre d’immatriculation des navires au monde et l’un des centres les plus importants au monde de gestion de navires pour le compte de tiers.
Il convient également de rappeler que la croissance rapide du secteur des services privés, y compris celui des transports maritimes, est attribuée à l’utilisation des avantages comparatifs de Chypre découlant d’un certain nombre de facteurs comme, notamment, la position géographique stratégique du pays et le climat favorable aux affaires, ce qui se traduit par un environnement macroéconomique stable, un régime fiscal favorable, une faible imposition des sociétés et un faible taux d’imposition des personnes physiques.
De même, Chypre peut s’enorgueillir du niveau élevé d’éducation de sa main-d’œuvre et de ses taux de rémunération compétitifs, par rapport aux normes internationales.
Par ailleurs, Chypre est dotée de normes continuellement revalorisées pour les infrastructures dans les domaines des transports, des télécommunications et bien d’autres encore.
Permettez-moi également de mettre l’accent sur les liens économiques et politiques étroits qui lient mon pays avec les pays du Moyen-Orient, de même qu’avec les pays d’Europe centrale et orientale.
Ajoutons aussi pour compléter ce tableau, une qualité de vie élevée et de bonnes conditions de vie pour les étrangers. Chypre offre, en particulier, des conditions climatiques douces, des écoles dispensant un enseignement en langue étrangère, ainsi qu’un faible taux de criminalité.
Je voudrais enfin souligner que l’adhésion à l’UE, notamment le maintien du droit d’établissement et de la liberté de prestation de services, crée des opportunités supplémentaires pour les secteurs des services, avec l’accès sans entraves des services chypriotes au marché interieur de l’UE.
L.L.D. : Divisée et occupée dans la partie nord par l’armée turque depuis 1974, Chypre demeure divisée en Méditerranée orientale en dépit de la reprise des négociations initiée depuis 2002 entre les commu-nautés chypriotes grecques et chypriotes turques. Rétrospectivement, comment analysez-vous le rejet massif du plan de réunification des Nations unies, connu sous le nom de « plan Annan », par les Chypriotes grecs lors du référendum du 24 avril 2004 ? Dans quelles conditions le dialogue peut-il être renoué et quelles modifications du plan Annan pourraient-elles permettre de parvenir à une solution « viable et fonctionnelle » du problème chypriote ?
S.E.M. M.H. : Le rejet du plan Annan par la communauté chypriote grecque ne devra en aucune manière être interprété comme un rejet d’une solution pour la réunification de l’île.
Ce n’est pas à la légère que la majorité des Chypriotes grecs ont voté « non » lors du referendum du 24 avril 2004. Durant des décennies, ils ont nourri la vision de la réunification et espéré du fond du cœur que la situation critique créée par l’occupation de leur pays cesserait enfin, et qu’ils pourraient, de concert avec leurs compatriotes chypriotes turcs, célébrer le moment de leur adhésion officielle à l’UE.
Ils ont subi pendant plus de trente ans la division, les conséquences tragiques de l’invasion, les graves violations des droits de l’Homme, l’intransigeance de la puissance d’occupation et celle du régime illégal installé au nord du pays, qualifié par la Cour des droits de l’Homme d’« administration locale subordonnée à la Turquie ». Pendant toutes ces années, tous les efforts déployés par le Secrétaire général de l’ONU afin de trouver une solution, ont été torpillés par le refus des dirigeants chypriotes turcs œuvrant sous la tutelle de la Turquie, de faciliter un arrangement.
Le Secrétaire général de l’ONU a toutefois élaboré un plan de réunification, pratiquement imposé et non pas négocié au préalable, appelé plan Annan V, qui a fait l’objet de deux référendums auprès de chacune des communautés de l’île.
Le 24 avril 2004 les Chypriotes grecs se sont prononcés à 76% contre le plan proposé, alors qu’au contraire, les Chypriotes turcs l’ont approuvé avec 64% des votes. Ainsi, faute d’avoir été approuvé par les deux communautés de l’île, ce plan est devenu nul et non avenu selon les termes qu’il stipulait. Mais, je le répète, les Chypriotes grecs n’ont pas rejeté la solution du problème chypriote ni la réunification de leur pays. Ils ont rejeté la « solution » proposée par ce plan précis. Une « solution » qui comprenait arbitrairement toutes les exigences turques de dernière minute, qui donnait à la Turquie beaucoup plus qu’à la communauté Chypriote grecque ; une « solution » qui n’était donc pas équilibrée et ne satisfaisait pas les inquiétudes primordiales des Chypriotes grecs et qui faisait, malheureusement, de la Turquie, à plusieurs égards, le souverain de Chypre.
Il existe plusieurs raisons à ce rejet. Tout d’abord, des raisons relevant de la sécurité. Le plan prévoyait la présence perpétuelle de l’armée turque, même après l’adhésion éventuelle de la Turquie à l’UE. Mais pourquoi devrait-il en être ainsi si l’on aspirait à créer un triangle pacifique dans la région puisque les trois pays, la Grèce, la Turquie et Chypre seraient tous membres de l’UE ? Ou même, pourquoi n’a-t-il pas été stipulé que toutes les troupes se retireraient ? Est-ce parce que la Turquie voulait qu’elles restent ? Pourquoi le plan Annan ne clarifiait pas si la Turquie conservait un droit d’intervention unilatérale, le même droit qu’elle a utilisé illégalement pour envahir Chypre en 1974 ?
En outre, le plan Annan permettait aux colons turcs de rester perpétuellement dans l’île légalisant ainsi leur implantation de longue date. Ces colons venant de l’Anatolie n’ont rien en commun avec les Chypriotes turcs. Leur présence à Chypre apporte la preuve de la légitimité donnée au crime de la transformation démographique de l’île, imposé par la force, et qui est contraire aux Traités de Genève de 1949 et à ses protocoles additionnels. Pourquoi, a-t-il été estimé nécessaire de contraindre le peuple chypriote à accepter un nombre considérable de colons, (160 000 à ce jour), un nombre bien supérieur à celui de la population chypriote turque de souche actuelle ? La colonisation des territoires occupés par une puissance d’occupation n’est-il pas un crime aux termes du droit international ?
Je pourrais vous citer d’autres exemples des questions traités par le plan Annan et qui ont créé un fort sentiment d’insécurité parmi les Chypriotes grecs. Le nouveau système de fédération proposé pour Chypre était unique et sui generis ; il n’a jamais été appliqué dans aucun pays au monde. Son fonctionnement régulier et durable dépendrait entièrement de la volonté des parties. Une fois en vigueur, il aurait créé un « nouvel état des choses », sans retour en arrière possible. Si les organes fédéraux s’effondraient, la République Unie de Chypre disparaîtrait. En raison de notre expérience amère du passé, ce scénario ne pouvait pas être négligée. Les complications seraient alors dévastatrices et ni la continuation de la situation actuelle chypriote (République de Chypre), ni la reconnaissance du nouvel état des choses ne seraient garanties.
En plus, pour ne pas perturber « l’équilibre » de la répartition ethnique, aucun changement ne serait autorisé dans les cinq années suivant la réunification et, dans les quatorze années suivantes, les Chypriotes grecs auraient la possibilité de s’installer dans l’Etat constituant turc, mais leur nombre ne devrait dépasser les 18% de l’ensemble de la population turque. Ainsi, on aboutirait à une situation injuste et inacceptable, à savoir que tout Européen aurait, par exemple, le droit d’acheter une maison et de s’installer au nord de l’île, au nord d’une Chypre réunifiée, mais pas les concitoyens Chypriotes grecs au sud de l’île.
Les modalités du plan sur les propriétés étaient également complexes et problématiques. A la demande de la Turquie, seulement un tiers des propriétés des Chypriotes grecs aurait été restitué. Nous voulons un règlement de l’indemnisation des propriétés sans demander aux Chypriotes grecs de financer, eux-mêmes, la restitution de leurs propres biens.
Les Chypriotes grecs ont voté « non » avec tristesse parce que la réunification tant attendue de leur pays a été reportée une fois de plus. Mais leur choix était justifié. Nous aspirons à une solution dotée du substrat politique et social nécessaire pour cimenter la bonne foi, la coopération et la coordination au sein d’une maison commune qu’est l’UE. Sans souverain ni indépendance limitée. Avec un gouvernement fonctionnel dans l’UE, sans impasses et sans restrictions du droit de vote fondés sur l’ethnicité. Chypre doit rester un Etat unifié et jouir d’une souveraineté, d’une intégrité territoriale et d’une indépendance totales, sans interventions ni ingérences étrangères dans ses affaires internes. C’est pourquoi les efforts en vue de parvenir à une solution viable, à une vraie fédération, bizonale et bicommunautaire, ne cesseront pas d’être déployés. Une telle solution doit être le résultat de négociations bien préparées, aboutissant à un accord entre les deux communautés, sans arbitrage, sans calendriers asphyxiants, un accord visant à la véritable réunification de Chypre, de son peuple, son territoire, sa société et son économie. Une solution basée sur le droit international, les résolutions du Conseil de sécurité et de l’acquis communautaire, qui transformerait Chypre en un pôle de stabilité et de prospérité non seulement pour ses propres habitants mais aussi pour tous les pays de la Méditerranée orientale qui l’entourent.
L.L.D. : A l’approche du lancement de ses négociations d’adhésion à l’UE en octobre prochain, la Turquie a annoncé l’extension de son union douanière avec l’UE aux dix nouveaux Etats membres, impliquant la levée des restrictions maritimes et aériennes contre Chypre. Dans quelle mesure cette échéance augure-t-elle d’une normalisation des relations turco-chypriotes ? Comment qualifieriez-vous l’approche du gouvernement du Premier ministre turc Recep Tayip Erdogan à l’égard d’un compromis sur la réunification de l’île ?
S.E.M. M.H. : Je souhaiterais tout d’abord mettre l’accent sur l’obligation qu’a la Turquie de signer le Protocole d’adaptation de l’Accord d’Ankara. Cette obligation découle à la fois des règles de l’union douanière dont ce pays jouit avec l’Union européenne et des conclusions du Conseil européen du 17 décembre 2004. De plus, nous devons garder à l’esprit que, dans l’esprit des relations internationales, la signature d’un accord est suivi de sa ratification. Bien sûr, l’objectif ultime de toute signature est d’appliquer le contenu de l’accord signé. De ce fait, il est désormais attendu que la Turquie signe le Protocole, puis le ratifie et, bien évidemment, qu’elle en honore les termes en mettant en œuvre ses dispositions.
De notre côté, nous espérons que le processus mentionné sera bientôt achevé et que la Turquie arrêtera d’exiger que des conditions préalables, qui ne sont pas envisagées dans ce processus, soient satisfaites avant de commencer à mettre en œuvre ses obligations. La Turquie doit se conformer rapidement aux obligations résultant de l’union douanière et doit l’étendre à tous les Etats membres de l’Union, y compris la République de Chypre.
Pour être plus clair, la condition préalable, posée par la Turquie, selon laquelle la République de Chypre déclare les ports et aéroports de la partie occupée de Chypre ouverts au trafic international ne peut pas et ne doit pas être liée à l’obligation de la Turquie de mettre en œuvre les dispositions de l’union douanière et de les étendre à la République de Chypre.
Il est espéré et largement reconnu que la signature du Protocole est une étape majeure vers une normalisation des relations entre la République de Chypre et la Turquie. Cela devrait, en particulier,
mettre fin aux mesures discriminatoires contre la marine marchande chypriote et permettre aux navires battant pavillon chypriote ainsi qu’à ceux ayant des intérêts à Chypre d’utiliser les ports turcs. Le refus persistant de la Turquie de permettre aux aéronefs enregistrés à Chypre d’utiliser les couloirs aériens au-dessus de la Turquie est un autre sujet a propos duquel la Turquie devrait prendre des mesures appropriées afin de mettre fin à ces pratiques.
De plus, la Turquie a, au cours des dernières décennies, exercé un droit de veto contre Chypre dans le cadre de diverses organisations internationales, forums et traités internationaux, empêchant ainsi la République de Chypre de remplir ses obligations internationales. Depuis l’accession de Chypre à l’UE, les conséquences de cette politique furent ressenties par l’UE elle-même. Ainsi, non seulement la Turquie pénalise-t-elle Chypre, mais elle a créée aussi des difficultés inutiles au bon fonctionnement de l’UE et de ses Etats membres.
A plusieurs reprises, le Premier ministre turc a mentionné que « la Turquie aura toujours une longueur d’avance ». Ce n’est pas le moment des slogans. Les choses avanceront une fois que les actes seront en adéquation avec les mots. Si le Premier ministre Erdogan souhaite voir la Turquie, une nouvelle Turquie, agir sur la base des valeurs et des principes Européens, plusieurs étapes seront requises. Des étapes, cependant, pour favoriser la réunification et non la partition de Chypre. Dans le contexte de la perspective européenne concernant Chypre, le Premier ministre Erdogan devrait peut-être envisager des étapes qui conduiraient au retrait des 40 000 hommes de l’armée turque basés à Chypre, des 160 000 colons illégaux turcs, à l’acceptation d’un moratoire sur le flux entrant d’encore plus de colons illégaux, d’un moratoire afin de mettre fin à l’exploitation illégale des biens appartenant à des Chypriotes grecs dans la partie occupée.
Nous sommes certains que les intérêts communs de la République de Chypre et de la Turquie requièrent une intéraction et une coopération pacifique entre les deux pays, inspirés des valeurs et principes fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que ceux de la Charte des Nations unies.
L.L.D. : Plus largement, considérez-vous, après l’échec de la tentative de médiation des Nations unies, que le problème chypriote puisse trouver « une solution européenne » ? Comment percevez-vous la stratégie de Bruxelles consistant à soutenir l’expansion économique du nord de l’île pour favoriser la réunification ?
S.E.M. M.H. : Après les résultats des deux référendums réalisés sur le plan proposé par le Secrétaire général de l’ONU, la conviction du Gouvernement chypriote s’est renforcée sur la nécessité que l’UE s’implique plus largement dans le processus de résolution du problème chypriote et qu’elle joue un rôle plus actif dans celui-ci. Mais, je dois quand même souligner que la recherche d’une solution au problème chypriote doit demeurer sous l’égide des Nations unies et sous les bons offices du Secrétaire général. Cependant, de nouvelles circonstances ont été créées par l’entrée de Chypre au sein de l’UE et cette dernière ne peut pas rester indifférente à la forme que prendra la solution du problème. La récente nomination en qualité de Conseiller sur Chypre de M. Blomberg, diplomate finlandais, par le Commissaire responsable de l’élargissement M. Rhen, est une preuve positive de l’implication active de l’UE dans ce processus.
Vous évoquez le terme « solution européenne ». Il ne s’agit pas d’ouvrir tout simplement un dictionnaire pour trouver la terminologie des mots. Ce que nous voulons, ce que nous cherchons, est une solution qui ne nous écarte pas de nos obligations européennes en tant que membre à part entière de l’UE. Pour que Chypre puisse remplir ces obligations et jouir des bénéfices qui découlent de son entrée au sein de l’UE, cette solution doit être compatible avec l’acquis communautaire. La « solution européenne » est conçue comme une solution associée aux règles du droit, tels que la liberté, la démocratie, l’état de droit et, bien sûr, les droits de l’Homme. Ces règles, une fois appliquées dans le cas de Chypre, pourraient se traduire par le retour des réfugiés dans leurs maisons, le droit au libre établissement de tout Chypriote dans n’importe quelle partie de l’île, la non-existence d’une armée d’occupation, le droit à l’indépendance de l’Etat chypriote, la non-ingérence dans ses affaires internes etc.
Nous avons toujours voulu, je le répète, que l’UE joue un rôle beaucoup plus actif dans les efforts entrepris pour trouver une solution. Elle peut non seulement nous guider mais également soutenir nos positions concernant la forme que doit prendre cette solution tout en garantissant que l’acquis communautaire, la législation et les normes européennes soient respectés. Je pourrais même dire que la solution qui sera trouvée devrait être soumise pour avis à l’UE. Ce n’est pas l’acquis communautaire qui doit s’adapter aux diverses particularités de la solution mais, bien au contraire, c’est la solution qui doit se plier aux exigences de l’acquis.
Concernant le deuxième volet de votre question qui porte sur la stratégie de Bruxelles visant à soutenir l’expansion économique du nord de l’île afin de favoriser la réunification du pays, je voudrais tout d’abord vous dire que la croissance économique et le bien-être des Chypriotes-turcs fait aussi partie de la politique du gouvernement chypriote. Celui-ci a adopté une série de mesures qui contribuent considérablement au développement économique des Chypriotes-turcs, telles que le versement d’allocations de sécurité sociale, la prise en charge des frais médicaux, le versement des frais scolaires et des salaires aux Chypriotes-turcs venant travailler dans les régions situées au sud de la Ligne verte, l’approvisionnement gratuit en électricité des régions qui ne sont pas sous contrôle de la République, etc. Le montant de tous ces avantages attribués à la communauté chypriote-turque, ajoutés aux précédents et à d’autres encore, s’élève à 500 millions d’euros.
Nous déployons tous nos efforts pour que le Règlement de la Ligne verte, qui a pour but de favoriser le développement économique des Chypriotes-turcs et d’encourager la coopération entre les deux communautés dans le cadre de la réunification, soit appliqué d’une manière efficace. Comme preuve de la sincérité de nos intentions à l’égard de nos compatriotes chypriotes-turcs, le Gouvernement a proposé, malgré l’absence d’une solution globale, que l’aide économique de l’UE destinée à Chypre leur soit entièrement et immédiatement attribuée afin que leur économie puisse se développer. Je dois tout de même souligner que nous avons constaté un retard injustifiable pour l’adoption de ce Règlement financier malgré la bonne volonté et l’esprit constructif dont a fait preuve le Gouvernement chypriote pour trouver un compromis. Les tentatives de certains cercles bien connus de valoriser le statut des autorités de l’entité sécessionniste dans la partie occupée sont les raisons de ce retard.
Ce sont eux qui lient l’adoption du Règlement financier avec un projet de règlement concernant le « commerce direct » entre l’UE et la partie occupée. Or, la pratique d’un tel commerce présuppose l’ouverture et l’utilisation illégale des ports et aéroports se trouvant dans la partie occupée et constitue une violation des résolutions 541 et 550 du Conseil de sécurité des Nations unies qui appellent tous les Etats à ne pas aider ou faciliter cette entité sécessionniste au nord du pays. Le Gouvernement chypriote cherche à trouver des mesures légales pour promouvoir le développement économique des Chypriotes-turcs. Le Président de la République, par le biais d’une lettre adressée à la Commission européenne, a proposé que la ville de Famagouste, occupée depuis 1974, retourne à l’administration du Gouvernement chypriote, comme cela est stipulé par les résolutions des Nations unies, et que le port de Famagouste soit placé sous une administration commune, chypriote grecque et turque, sous l’égide de l’UE, dans le but de faciliter le commerce. Nos propositions peuvent permettre de créer l’infrastructure nécessaire et le climat positif indispensables pour la construction d’un avenir commun.
A l’inverse, le développement séparé des économies et des échanges commerciaux, encourage les intérêts séparatistes et nourrit les tendances qui divisent le pays. Il est bien clair que la demande d’un « commerce direct », loin d’être basée sur des données économiques, ne sert pas les intérêts économiques des Chypriotes-turcs et vise à tirer des profits politiques à leur dépend. C’est pour cette raison que nous rejetons la proposition de « commerce direct » entre les territoires occupés de Chypre et des pays tiers.
L’avenir et les intérêts des deux communautés à Chypre ne sont pas servis par la division mais par la réunification réelle du pays, à tous les niveaux.
L.L.D. : Située au carrefour de l’Europe et du Proche-Orient, Chypre bénéficie d’une situation géographique qui la place aux avants-postes de la politique européenne de voisinage adoptée par l’UE à l’occasion du dernier élargissement européen. Quel rôle votre pays est-il appelé à jouer en faveur du développement des relations économiques, mais aussi politiques et culturelles entre les deux rives de la Méditerranée ?
S.E.M. M.H. : La position géographique de Chypre en Méditerranée, au carrefour de trois continents, l’Europe, l’Asie et l’Afrique, a permis à notre pays depuis les temps les plus reculés, de devenir le point de rencontre de grandes civilisations, cultures et religions. Cet attribut naturel a été l’un des facteurs prédominants qui a influencé le cours de l’histoire de l’île tout au long des siècles.
Traditionnellement, Chypre entretient d’excellentes relations avec tous les pays du Moyen-Orient. Résultant de cet équilibre, Chypre a pu être considérée comme un partenaire crédible par tous les pays de la région et au-delà, mais aussi comme un pays dont l’aide est précieuse aux
efforts de paix et de réconciliation conduits dans la région. Chypre a le potentiel pour servir de pont de communication et de compréhension mutuelle entre l’UE et les pays de la région, et peut servir de catalyseur pour une plus grande convergence des politiques afin de traiter les questions d’intérêt commun.
L’adhésion de Chypre à l’UE a fait entrer l’Union en Méditerranée orientale, à proximité des rives du Moyen-Orient, lui donnant ainsi sa frontière orientale la plus lointaine au sud-est, dans l’une des régions les plus volatiles du monde. Chypre, en tant que membre à part entière de l’UE, n’a pas seulement l’état d’esprit mais également l’obligation politique et morale de s’efforcer à consolider davantage la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) en Méditerranée, ainsi que la Politique européenne de voisinage de l’UE.
En ce qui concerne la politique européenne de voisinage, nous sommes très satisfaits par les progrès déjà accomplis. Nous saluons l’adoption des différents plans d’action et il est désormais temps de focaliser toute notre attention sur leur mise en œuvre, en étroite coopération avec nos voisins. Il est vrai que Chypre est particulièrement attachée à la dimension méditerranéenne de cette politique.
De plus, Chypre pourra, en coopération étroite avec ses partenaires au sein de l’UE, combattre de manière encore plus efficace d’autres fléaux qui menacent nos sociétés. Je me réfère au terrorisme, à l’immigration clandestine, au trafic des êtres humains et de stupéfiants. Chypre est en mesure de contribuer en général à la lutte contre le crime organisé, participant ainsi à la création effective et avec succès, d’un espace de sécurité et de prospérité pour le citoyen européen.
L’un des principaux objectifs stratégiques du Gouvernement est l’amélioration et la consolidation du rôle de Chypre comme centre international et régional de services. L’attraction des investissements étrangers directs, y compris la promotion de sociétés communes entre entreprises chypriotes et entreprises étrangères, a toujours constitué un objectif majeur de la politique gouvernementale.
Une autre facette du rôle de Chypre en Méditerranée orientale est de devenir un centre international majeur en matière d’éducation et de santé. Encourager la mise en réseau d’équipes de recherche, accroître la mobilité des individus et des idées afin de renforcer la compétitivité globale et régionale, est certainement très souhaitable. Les échanges et projets intellectuels, culturels, universitaires ont un impact direct sur les individus et devraient accroître la prise de conscience et la sensibilité de chacun sur les débats de nos sociétés.
|