Entretien avec Mme Imma Tor, Directrice de la Langue française et de la Diversité linguistique de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF)
Ancienne Représentante de la Principauté d’Andorre auprès de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), Mme Imma Tor a rejoint la plus importante institution du monde francophone en 2010. Après avoir été sous-Directrice de la Langue française, elle assume depuis avril 2013 les fonctions de Directrice de la Langue française et de la Diversité linguistique. Un poste clé au sein de l’OIF, dont elle nous explique les enjeux.
La Lettre Diplomatique : Madame la Directrice, après avoir rejoint l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) en 2010, vous assumez depuis avril 2013 les fonctions de Directrice de la Langue française et de la Diversité linguistique. Quelles motivations vous ont amené à intégrer l’OIF ? Quels objectifs vous êtes-vous fixés dans le cadre de votre mandat ?
Mme Imma Tor : Les objectifs de la direction de la Langue française et de la Diversité linguistique sont essentiellement au nombre de trois : – la promotion du plurilinguisme sur la scène internationale ; – l’élaboration de données fiables sur la situation de la langue française dans le monde et sur son évolution. – la consolidation de l’enseignement du français dans des contextes qui sont multilingues. Leur mise en œuvre s’articule autour d’une série de programmes de coopération. Pour le renforcement du français sur la scène internationale, par exemple, nous disposons d’un très vaste programme de formation des diplomates et des fonctionnaires. Nous avons établi des accords-cadre avec 24 pays membres de l’OIF dont le français n’est pas la langue officielle. Ceux-ci visent à mettre en œuvre des plans de formation à la langue française, mais ce sont aussi, et de plus en plus, des formations en langue française.
L.L.D. : Comment expliquez-vous le succès du programme de formation de l’OIF destiné aux diplomates et fonctionnaires des Etats membres et observateurs ?
I.T. : Ce programme est effectivement une réussite. Nous avons même été victimes de notre succès puisque nous ne pouvons satisfaire toutes les demandes. Les formations que nous proposons dans ce cadre sont reconnues et appréciées. Elles sont aussi bien de nature thématique sur les grands sujets de l’agenda politique internationale, que de nature technique sur la négociation internationale, le protocole, etc. Dans ce cadre, nous tendons de plus en plus à développer un travail sur les contenus et pas seulement sur la langue, parce que notre objectif est de mettre en valeur une véritable expertise francophone reconnue au sein des enceintes internationales. On s’est en effet aperçu qu’il ne suffit pas de maîtriser la langue française pour qu’elle soit effectivement utilisée dans les enceintes internationales encore faut-il qu’il y ait des experts qui s’expriment en français sur les grandes problématiques internationales en apportant une valeur ajoutée. Ce n’est pas ce programme qui a permis d’accroître ou d’améliorer l’usage officiel du français au sein des organisations internationales. En revanche, il a permis d’accroître le niveau de francophonie d’un certain nombre de diplomates notamment européens – auxquels il était destiné à l’origine avant d’être élargi. Au total, près de 7 000 diplomates par an, et même 10 000 durant les premières années, ont été formés depuis la création de ce programme en 2001.
L.L.D. : Lors de votre intervention à la conférence « Regards croisés sur la Francophonie dans les organisations internationales » le 28 janvier 2013 à l’Assemblée nationale française, vous avez néanmoins souligné le manque de volonté de la part de certains fonctionnaires ou diplomates francophones à s’exprimer en français. Quelle analyse faites-vous de ce phénomène ?
I.T. : Depuis le sommet de Bucarest, en 2006, qui a vu l’adoption du Vade mecum relatif à l’usage de la langue française dans les organisations internationales, les Etats membres de la Francophonie ont pris l’engagement de s’exprimer en français dans les enceintes internationales ; y compris bien entendu les Etats dont la langue nationale n’est pas le français quand il n’était pas possible de s’exprimer dans leur langue propre nationale. Or, tous les deux ans, nous publions un rapport de suivi du Vade mecum qui souligne que celui-ci devrait être beaucoup mieux mis en œuvre. Il est vrai que, dans certains contextes, l’usage de l’anglais s’avère nécessaire faute de systèmes de traduction et d’interprètation adéquats. Dans ce cas, notre rôle est de rappeler aux organisations internationales leurs obligations en matière de régime linguistique. Mais l’usage de l’anglais au lieu du français peut aussi provenir de raisons diverses qui tiennent parfois au tempérament même de certains diplomates. Ces comportements peuvent être à l’origine de beaucoup de problèmes ou de malentendus graves, sans compter les surcoûts que peuvent occasionner la révision des textes et les efforts de retraduction. De ce point de vue, les Etats membres de l’OIF doivent donc poursuivre leurs efforts. Je me félicite d’ailleurs de la circulaire récente du Premier Ministre français, M. Jean-Marc Ayrault, demandant aux diplomates français de s’exprimer en français.
L.L.D. : Selon le rapport 2010 sur la « Langue française dans le monde », le monde pourrait compter 715 millions de locuteurs francophones, à l’horizon 2050 en grande partie grâce à la croissance démographique du continent africain. Dans la perspective de la prochaine édition de ce rapport, prévue en 2014, quelles vous semblent être les principales tendances de l’évolution de l’usage de la langue française dans le monde ?
I.T. : Contrairement à ce que l’on entend ici ou là, la langue française se porte bien dans le monde. Le nombre des apprenants est en augmentation constante, certes pas en Europe où elle accuse un léger déclin. En Asie du Sud, les chiffres du rapport 2014 sont plus optimistes avec un succès de plus en plus visible des formations universitaires à vocation professionnelle. Il n’y a donc pas lieu d’être pessimiste. Vous aurez bien entendu davantage de précisions sur ces tendances dans la prochaine édition du rapport sur la Langue française dans le monde, qui paraîtra à l’occasion du Sommet de Dakar, en novembre 2014. J’attire d’ailleurs votre attention sur le travail réalisé par l’Observatoire de la Langue française. Cette cellule de prospective et de veille fait partie intégrante de la Direction de la Langue française et de la Diversité linguistique. Les données statistiques qu’elle compulse au sein du rapport sur la Langue française dans le monde font aujourd’hui de plus en plus référence, notamment auprès des décideurs économiques intéressés par un marché francophone en pleine expansion.
L.L.D. : Quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels la langue française est confrontée ? A l’instar du programme Elan-Afrique, comment décririez-vous les dispositifs mis en place par l’OIF pour y répondre ?
I.T. : Je crois que notre principal défi est celui de l’éducation en Afrique qui est appelée à devenir la principale région francophone du monde. Mais, il ne faut pas croire que les projections statistiques correspondent à une évolution automatique : la langue française demeure un choix. Pour que les systèmes éducatifs continuent à se développer en langue française, il faut donc que nous investissions beaucoup de moyens sur l’éducation en Afrique. Cela ne concerne pas, d’ailleurs, seulement l’OIF, mais aussi l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) et la coopération bilatérale française qui a pris conscience de cet enjeu depuis longtemps. Un autre défi que doit relever la langue française est celui de son utilité, de la plus-value qu’elle peut représenter. Or, il semble qu’elle soit de plus en plus perçue comme un atout. S’il est vrai que l’anglais est considéré comme un outil de communication internationale, la maitrise d’une deuxième langue de travail fait de plus en plus la différence sur le marché du travail. Dans beaucoup de régions du monde, le français est très bien placé pour être cette deuxième langue. C’est une approche que nous privilégions, par exemple, en Asie du Sud-Est, où les pays de l’ASEAN utilisent de manière générale l’anglais comme langue officielle. Comme vous le savez, la Francophonie n’est plus depuis longtemps dans cette opposition schématique français / anglais. Nous cherchons en revanche à renforcer la langue française dans des contextes multilingues, à travers notamment des programmes tel que le programme Elan-Afrique. Celui-ci s’inspire des études de références sur la linguistique, selon lesquelles les apprentissages se font beaucoup mieux dans les langues maternelles des enfants. Nous travaillons donc beaucoup sur l’articulation entre les langues locales que nous qualifions de « partenaires » et la langue française. Nous mettons également l’accent sur la formation des formateurs en langue française. Comme c’est le cas de la plupart des programmes de l’OIF, ce travail s’accomplit dans le cadre d’une coopération avec les ministères de l’Education des différents pays. Celle-ci prend la forme d’un accompagnement de notre part, mais aussi de l’engagement des Etats concernés pour favoriser le plurilinguisme, au plan législatif comme au plan de la formation des professeurs, etc. Ces projets sont mis en œuvre très concrètement dans les classes, où des projets-pilotes sont expérimentés. Nous avons par ailleurs créé des pactes linguistiques pour accompagner les pays le souhaitant dans la mise en œuvre concrète des engagements qu’ils ont pris à l’égard de la Francophonie. Si leur principe a peut-être été mal compris au début, ce cadre de coopération semble susciter de plus en plus d’intérêt. Pour l’instant, nous avons signé des pactes de ce type avec le Liban, les Seychelles, Sainte-Lucie et l’Arménie. En novembre dernier, une délégation de l’OIF s’est en outre rendue au Burundi, avec lequel la signature d’un pacte linguistique pourrait intervenir lors du prochain sommet de Dakar.
L.L.D. : Le Sommet de Kinshasa, qui s’est tenu en octobre 2012, a vu l’adoption d’une « Politique intégrée de promotion de la langue française ». Quelles en sont les lignes directrices ?
I.T. : La politique intégrée de promotion de la langue française constitue la première stratégie de l’OIF dans ce domaine. Jusque là, il existait de nombreux programmes sur la langue française, mais pas de politique « intégrée ». C’est une notion clé, puisque cette politique englobe l’OIF et tous les autres opérateurs de la Francophonie que ce soit l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), TV5 Monde, l’Université Senghor d’Alexandrie ou encore l’Association internationale des maires francophones, ainsi que tous les pays membres. Il ne faut pas oublier que cette politique a été adoptée par les chefs d’Etat et de gouvernement. Elle s’articule principalement autour de deux axes : – renforcer le rayonnement du français sur la scène internationale et maintenir son rôle comme langue de la diplomatie, toujours dans une perspective de multilinguisme ; – relever le défi « politique » du multilinguisme. Nous devons en effet tenir compte du nouveau contexte linguistique international qui prévaut avec les pays émergents. C’est, en effet, dans cette multiplicité de langues que le français a toutes ses chances pour rester la langue de communication qu’il est.
L.L.D. : Comment s’articule la mise en œuvre de cette politique avec la stratégie de la Francophonie dans le domaine du numérique et, plus largement, celle qui vise à constituer un espace économique francophone ?
I.T. : Notre action s’inscrit en relation directe avec la stratégie économique qui est en cours de préparation à l’OIF et qui va voir le jour lors du sommet de Dakar, en 2014. Comme je l’ai déjà évoqué, l’un de nos objectifs est en effet de montrer que le français est un atout pour l’insertion des jeunes dans le marché du travail. Sur ce plan, nous réfléchissons justement avec mes collègues des Directions de l’Education et de l’Economie, à mettre en place un grand projet sur l’entreprenariat des jeunes. Dès 2014, nous prévoyons aussi de mener une réflexion sur le français et l’employabilité. Quant au numérique, nous considérons qu’il constitue un aspect prioritaire de notre action. Il est essentiel dans le cadre de nos efforts pour le développement d’outils d’apprentissage, de traduction ou encore de sous-titrage. Plus concrètement, nous travaillons par exemple à élaborer une grande plateforme d’apprentissage du français pour les diplomates et les fonctionnaires, que nous sommes en train d’expérimenter à Arusha, en Tanzanie, où siègent de nombreuses organisations émanant de l’Union africaine.
L.L.D. : Décidé lors du Sommet de Montreux, en 2010, le premier Forum mondial de la langue française s’est tenu à Québec du 2 au 6 juillet 2012. Quels sont les apports de ce nouvel espace de réflexion ?
I.T. : La première édition du Forum mondial de la langue française qui s’est tenue à Québec a vraiment été un grand succès : il a rassemblé près de 2 000 jeunes de 93 pays. Nous avons particulièrement apprécié le fait que ces jeunes se sont vraiment sentis partie prenante du Forum. Ils ont pu participer à de nombreux ateliers dont l’objectif était de mettre en valeur l’utilité de la langue française. A cette occasion, 15 priorités ont également été définies, tandis qu’une déclaration de la jeunesse francophone a été rédigée en marge de la rencontre. En 2015, Liège accueillera la deuxième édition du Forum. Si son thème n’a pas encore été précisément défini, il devrait porter sur des thématiques plus spécifiques autour de l’innovation et de la créativité. |