Par le Pr. Emmanuel Dupuy, Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)
L’élection présidentielle afghane qui devrait voir la succession du Président Hamid Karzai enfin engagée aura bien lieu en avril 2014. Selon la Constitution de 2004 ce dernier, qui termine son troisième mandat consécutif, ne peut se représenter. Reste à savoir qui sera son successeur ? Plusieurs noms circulent, parmi lesquels celui de l’ancien ambassadeur américain à Kaboul Zalmay Khalilzad, l’ancien ministre de l’Intérieur Ahmad Jalali ou encore l’actuel « chef d’orchestre » du processus de transition, l’universitaire Ashraf Ghani, qui préside aux destinées du Joint Afghan Nato Inteqal Board (JANIB) : tous les trois ont cette particularité de détenir ou d’avoir bénéficié de la double nationalité afghano-américaine ! Dès lors, reste aussi à savoir si ce dernier sera « adoubé » – comme en 2001, 2004 et 2009, par les États-Unis et la communauté internationale, sur fond de lutte commune contre le terrorisme djihadiste -, ou si un profil plus « local » correspondant plus aux aspirations des États voisins (notamment le Pakistan, l’Iran, l’Inde, la Chine et la Russie), aura l’occasion d’émerger. Ces nations, désireuses de voir les forces de l’OTAN quitter la région et l’Afghanistan trouver sa place dans le « Très Grand Jeu » d’Asie centrale joueront un rôle pivot à partir de 2014, tant au niveau de la reconstruction que du processus de réconciliation. L’enjeu de la transition, bien que localement gagé sur le retour de la sécurité au quotidien, sera avant tout conditionné par la capacité à assurer une succession acceptable par le plus grand nombre d’Afghans au Président, Hamid Karzai, que la Constitution de 2004 empêche de briguer un troisième mandat. La perspective des futures élections présidentielles (2014), législatives et locales (2015) semble néanmoins aussi offrir un nouveau paysage politique afghan autour de coalitions politiques multi-ethniques. Il en va ainsi de responsables politiques tadjiks et ouzbeks, qui se sont rassemblés sous la bannière du « Front national du Nord » créé en janvier 2012 autour de Ahmad Zia Massoud, ancien Vice-Président d’Hamid Karzai et frère d’Ahmad Shah Massoud, du leader ouzbek Abdul Rashid Dostum, du chef hazara du parti Shia Hezb-e Wahdat, Haji Mohammad Mohaqiq et d’Amrullah Saleh, l’ancien chef des services de renseignement afghans (NDS). Il en va de même avec la coalition « Espoirs et changements » lancé en mai 2011 autour d’Abdullah Abdullah, l’ancien ministre des Affaires étrangères et vaincu « honorable »du dernier scrutin de 2009, fort de plus de 32% des voix afghanes. En parallèle, semble se profiler la perspective de négociations directes et approfondies entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les talibans : chacun à son propre rythme, sans réelle coordination, du reste, et surtout avec ses propres canaux. Il en résulte une incapacité à savoir qui détient réellement la clé de l’avenir afghan. Certains analystes n’hésitent pas d’ailleurs à rappeler que le mouvement taliban n’est nullement unitaire. Certains y prônent un Djihad à but national (tels que le Mollah Omar ou Gulbuddin Hekmatyar) visant à reconquérir un pouvoir perdu en 2001 ; d’autres, tels que Djalâlouddine Haqqani ou les islamistes ouzbeks du MOI (Mouvement Islamique d’Ouzbekistan) revendiquent le maintien d’une stratégie de Djihad international, de part et d’autres de la Ligne Durand, voire au-delà, sur l’ensemble du territoire du Turkestan. Dans ce contexte incertain, l’Arabie Saoudite a d’ailleurs renouvelé ses offres de services pour servir de facilitateur ! Hillary Clinton l’a d’ailleurs avouée sans ambages, « pour faire la paix, il faut mieux être deux »… Reste à savoir si la Secrétaire d’État américaine avait en tête les talibans ou leurs soutiens pakistanais, notamment la nébuleuse des services de renseignement, au premier chef de laquelle, la Direction pour le renseignement inter-service (Inter-Service Intelligence – ISI), tutrice plus ou moins ostensible de la mouvance talibane et des organisations terroristes qui combattent la coalition et le gouvernement de Kaboul ? Il n’est pas impossible de penser néanmoins que le Pakistan vise à renforcer les talibans dans la perspective de ces nébuleuses négociations, notamment en vue de leur réintégration dans le jeu politique afghan post-2014, c’est-à-dire quand le plus gros des 130 000 hommes de la FIAS aura quitté le pays. On le sait, la France semble un peu à la traîne quant à ces perspectives post-2014. Tout juste trouve-t-elle pertinent de faire rencontrer et dialoguer les acteurs de la scène politique afghane dans la « convivialité stratégique » de l’Orangeraie du Château de Chantilly ! Une réunion qui se voulait pourtant, confidentielle, à l’invitation du gouvernement français, de cette opposition éparse s’est tenue à Paris, fin juin 2012, dans le but de ne présenter qu’un candidat accepté par toutes les parties afghanes, et ce à l’occasion du scrutin présidentiel d’avril 2014. Une prochaine réunion, sur le même modèle devrait se tenir de nouveau, à Chantilly, mi-décembre prochain… Outre de faire parler davantage hors du pays, l’opposition politique et parlementaire qu’à Kaboul (ce qui, du reste, se discute), l’on est en droit de se demander si cette option, légitime et réaliste, visant à faire émerger à la fois une succession à Karzai comme d’offrir une alternative au retour des talibans à Kaboul, sera aussi privilégiée par nos partenaires otaniens de la coalition ? Ces derniers, comme évoqué précédemment, continuent, au contraire, de penser que le dialogue direct avec les Shuras de Quetta et Peshawar, le Hezb-e-Islami (HIG) et le réseau Haqqani est la solution à une transition « en douceur ». N’aurait-il pas mieux valu ne pas participer aux négociations directes avec la mouvance talibane, tant que celle-ci n’aura pas souscrit aux conditions posées par le plan de réconciliation nationale – tel qu’il a été rappelé lors de la conférence pour la paix du 22 septembre dernier à Kaboul ? Ces conditions sont pourtant claires : renonciation à la lutte armée ; respect de la constitution ; preuve d’aucun lien avec Al Qaeda ; respect des droits des femmes et des minorités ; restitution des armes en leur possession. Nombre de think tanks, tels que l’International Crisis Group de Bruxelles, ou encore le Royal United Services Institute (RUSI) de Londres, ou encore le chercheur français du CERI, Gilles Dorronsoro, n’hésitent néanmoins plus à évoquer une « stratégie gagnante des talibans » qui les ramèneraient inexorablement au pouvoir à Kaboul. L’étude la plus détonante, « Perspectives talibanes sur la réconciliation », émane de quatre chercheurs du RUSI (Michael Semple, Theo Farell, Anatol Lieven, Rudra Chaudhuri) qui, en septembre dernier, sous couvert d’Interview avec quatre hauts responsables insurgés afghans, évoquent trois conditions pour un cessez-le-feu acceptable – du point de vue des insurgés. Les quatre talibans qui se sont confiés aux experts du RUSI affirment être prêts à se désolidariser d’Al-Qaida, voire à aider les Occidentaux à les chasser d’Afghanistan. En échange de quoi, ils accepteraient ainsi une présence américaine sur cinq bases afghanes au-delà de 2014 – telle que le prévoit l’accord stratégique États-Unis/Afghanistan ratifié par le Parlement afghan en avril 2012 – à condition que les militaires américains n’interfèrent pas dans la vie religieuse et politique du pays ; enfin, ils se disent prêts à un cessez-le-feu dans le cadre d’une solution globale du conflit, pourvu que cela ne soit pas interprété comme une capitulation de leur part. On le comprend, le contexte général à Kaboul, semble confirmer que la sortie de crise réside autant dans le passage de relais entre l’OTAN et les autorités afghanes qu’entre la communauté internationale et les puissances régionales avoisinantes. Ces dernières, qui se sont réunies il y a quelques mois en Chine, sous l’égide de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), puis à Kaboul en juin 2012, dans le cadre de la Conférence « Heart of Asia » confirment que l’Afghanistan se cherche une place dans le cadre de l’intégration régionale centrasiatique et les aspirations à la constitution d’un nouveau partenariat géopolitique et géo-économique eurasiatique, à l’instar des déclarations récentes de Dmitri Medvedev et Vladimir Poutine. Ces voisins confirmeront très certainement cet intérêt en proposant, a l’instar de l’Inde de poursuivre la formation militaire prodiguée pour l’heure par les forces de l’OTAN. Les Chinois et les Russes regardent eux aussi avec intérêt un marché d’armement de forces de sécurité qui seront portées à hauteur de 230 000 hommes d’ici 2017. Bref, nos partenaires afghans ont, du reste, légitimement raison quand ils indiquent que nous risquons de « manquer » notre sortie si nous ne préparons pas nous aussi la suite, c’est-à-dire la période de transformation du pays qui va s’ouvrir en 2014 et, qui a l’horizon 2025, nécessitera une capacité de prospective économique que la France aurait dû engager depuis longtemps, à l’instar de nos amis allemands ou italiens. Ce ne sont hélas pas les maigres mobilisations d’entreprises françaises (aucune n’est présente en Kapisa ou en Surobi alors que la France y a investi à travers son Pôle de stabilité plus de 30 millions d’euros), encore moins les balbutiements ratées de l’approche globale, mêlant perspectives de stabilisation et actions civilo-militaires, telle que la France a voulu associer à son dispositif militaire, qui vont contribuer à assurer et à pérenniser la place de la France en Afghanistan. Pour rappel, la France n’est que le 21ème bailleur international. Elle n’est que le 24ème pays contributeur, alors qu’elle possédait – avant le retrait – le 4ème plus important contingent militaire (à peu près 4000 soldats) ! Nos alliés ont, quant à eux, résolument choisi de transformer une décennie de présence militaire en un engagement économique durable : l’enjeu est considérable, l’on parle d’un potentiel de 1000 à 3000 milliards de dollars rien que pour le secteur minier. Partir trop tôt et ne pas réussir à préparer le continuum entre sortie de crise et gestion post-conflit, aurait comme corollaire principal, en effet, de ne plus avoir notre mot à dire pour l’Afghanistan de demain et l’Asie centrale d’après-demain. Le Turkestan, appellation russe pour l’Asie centrale, est pourtant déjà le poumon vital d’une mondialisation, orientale et continentale. |