Une jeune démocratie en mutation
Dernier Etat issu de la désintégration de l’ex-Yougolsavie, le Kosovo aspire aujourd’hui à devenir un membre à part entière de la communauté internationale. Ambassadeur du Kosovo en France, S.E.M. Muhamedin Kullashi, analyse pour nous les défis auxquels cette quête de reconnaissance demeure confrontée, mais également les opportunités dont est porteuse l’intégration du Kosovo aux structures euro-atlantiques en termes de stabilité et de développement économique.
La Lettre Diplomatique : Monsieur l’Ambassadeur, le Kosovo célèbrera le 17 février 2012 le 4ème anniversaire de son indépendance. Quel bilan pouvez-vous dresser des progrès réalisés en vue de construire un Etat viable, fondé sur les valeurs de la démocratie et du droit ?
S.E.M. Muhamedin Kullashi : En effet, le 17 février 2012 le Kosovo va célébrer le quatrième anniversaire de son indépendance. Avant d’évoquer le bilan des progrès réalisés, permettez-moi de rappeler en deux mots le défi qu’a constitué la crise du Kosovo, au cours des dernières années du XXème siècle, notamment pour l’Europe mais également pour l’ensemble de la communauté
internationale.
Pour l’Union européenne (UE), cette crise a représenté un défi à ses principes et à ses valeurs car sa création avait été motivée par la volonté politique de s’opposer à tout risque de résurgence des causes ayant rendu possible les crimes de la Seconde Guerre mondiale. Or, un demi-siècle plus tard, les guerres en ex-Yougoslavie ont mis à rude épreuve ses valeurs et ses aspirations. La déclaration de Mme Catherine Lalumière, en tant que Vice-Présidente du Parlement européen, au cours d’un débat sur la légitimité de l’intervention au Kosovo en 1999, est significative à cet égard : « Le Kosovo est un acte fondateur de l’Europe » avait-elle affirmé.
Ayant pris la mesure de l’ampleur et du caractère du conflit, l’UE et les Etats-Unis, sont parvenus à mettre fin à cette guerre et à créer les conditions propices à la reconstruction du pays et de ses institutions. A titre d’exemple, c’est M. Bernard Kouchner, ancien Ministre français, alors Représentant spécial de l’ONU, qui organisa en 2000 les premières élections libres au Kosovo.
Pour revenir à votre question, depuis la proclamation de l’indépendance, la jeune république du Kosovo a mis en place, grâce au soutien de nombreux pays, dont la France, des institutions qui lui permettent de fonctionner en tant qu’Etat (un gouvernement, un Parlement, une Constitution, des ministères, un tribunal constitutionnel, ainsi qu’un réseau diplomatique présent dans 20 pays du monde).
Sur le plan économique, une dynamique a été lancée grâce aux ressources propres du pays et à l’aide de la communauté internationale. Le Kosovo est déjà reconnu par 85 pays de divers continents. Il est membre de plusieurs instances internationales, dont le Fonds monétaire internationale (FMI) et la Banque Mondiale.
Des résultats sont aussi perceptibles dans le développement du système d’enseignement à tous les niveaux. Les jeunes talents dans le domaine de l’art (musique, peinture, cinéma, poésie) sont désormais reconnus dans divers pays européens.
J’ajouterais que, selon le Bureau international civil, 90% du travail concernant la mise en place du Plan Ahtisaari, qui a été intégré à la Constitution du Kosovo, a d’ores et déjà été accompli.
L.L.D. : Reconduit au poste de Premier Ministre à l’issue du scrutin législatif du 12 décembre 2010, M. Hashim Thaçi a fait de l’intégration européenne sa priorité. Comment décririez-vous les mesures phares prévues pour favoriser ce processus ? Quelles sont les motivations du projet de réforme de la Constitution kosovare ?
S.E.M.M.K. : La Commission européenne a dressé un constat établissant que le gouvernement du Kosovo a amélioré sa capacité à mettre en œuvre l’agenda européen et sa politique de réformes. Des progrès ont été accomplis en particulier en ce qui concerne la réforme de l’administration publique et celle de l’appareil judiciaire, ainsi que l’harmonisation de notre législation avec les normes européennes. Le cadre juridique a été étoffé dans différents domaines : les douanes, la fiscalité, la libre circulation des marchandises, l’analyse statistique, la police et la lutte contre le terrorisme.
Le Kosovo participe en outre au processus d’association et de stabilisation de l’UE pour les Balkans occidentaux. Parmi les mesures qui devraient favoriser notre processus d’intégration européenne, il convient également de mentionner les réformes destinées à améliorer la politique budgétaire et la stabilité de l’économie, les procédures de marchés publics et l’environnement des entreprises, ainsi que la protection des minorités, en particulier de la minorité serbe.
Les institutions kosovares ont mis en œuvre d’importants efforts en vue de résoudre les problèmes relatifs à la corruption et au crime organisé. Elles ont bénéficié dans ce domaine du soutien de la Mission civile de l’Union européenne, l’EULEX. Plusieurs enquêtes judiciaires, arrestations et procès à l’encontre de personnes soupçonnées de corruption, de crime organisé ou de crimes de guerre, ont eu lieu ou sont en cours. Mais, nous avons aussi établi un dialogue régulier avec l’UE sur les thèmes de l’innovation, du marché intérieur, de la bonne gouvernance, de l’agriculture, de l’économie et des infrastructures.
D’un autre côté, des progrès significatifs ont été réalisés en ce qui concerne le processus de décentralisation, notamment avec la création de quatre nouvelles municipalités qui doivent permettre une meilleure intégration des minorités. Leur participation plus large, et surtout celle de la minorité serbe, aux dernières élections locales de 2009 ainsi qu’aux élections législatives de décembre 2010, a eu pour effet d’accroître la présence de leurs représentants au sein des conseils municipaux, du Parlement national et du gouvernement. Dans l’actuel gouvernement kosovar, trois ministres sont ainsi d’origine serbe, dont l’un (M.S. Petrovic) occupe un poste de Vice-Premier Ministre.
L’usage de la langue serbe, comme deuxième langue officielle du Kosovo, dans toutes les institutions, les documents administratifs ainsi que dans les médias, parallèlement à l’usage officiel de la langue turque et rom dans plusieurs municipalités, a contribué à créer un meilleur climat dans les relations interethniques.
La présence massive des femmes dans la vie politique et publique en général au Kosovo représente un autre aspect majeur du renouveau du pays. Un tiers des députés du Parlement national, sont ainsi des femmes, ainsi que deux Vice-Premier Ministres du gouvernement, sans compter les nombreuses institutions qu’elles dirigent.
Une réforme de la Constitution du Kosovo a en outre été lancée. Elle porte notamment sur les modalités de l’élection du Président de la République et, plus globalement, sur la loi électorale. Dans les deux cas, il s’agit d’apporter des améliorations et de corriger les défauts et les carences qui ont été mis en évidence dans la pratique. Pour ce qui est de l’élection du Président, nous nous orientons vers une loi instaurant le suffrage universel.
La promesse de la perspective européenne du Kosovo ne s’est pas, cependant, accompagnée jusqu’à ce jour de l’établissement de relations contractuelles avec l’UE, même si, paradoxalement, la plus grande mission de l’Union se trouve justement au Kosovo. Les institutions et l’opinion publique kosovares ressentent d’ailleurs le poids de l’isolement qui a fait de notre pays le seul de la région à se trouver exclu du dispositif de libéralisation de visas et, plus encore, à être privé d’une feuille de route sur les exigences à remplir.
Cela ne nous a pas empêché d’initier des démarches auprès de pays de la région : depuis bientôt deux ans, le Kosovo a adopté une loi sur la réadmission et conclu des conventions de réadmission avec plusieurs pays de l’UE, mis en place une stratégie de réadmission, constitué des structures locales d’intégration des réadmis et alloué un fonds à cette fin. Il me semble que la libre circulation, à travers les pays de l’UE, des étudiants, des chercheurs, des hommes d’affaires et des journalistes du Kosovo aurait pu être un « test » bénéfique pour le processus d’intégration.
L.L.D. : Comment analysez-vous l’obstacle que constitue dans cette perspective la non-reconnaissance de l’Etat kosovar par cinq pays membres de l’UE ?
S.E.M.M.K. : Les difficultés de l’UE à définir concrètement un agenda pour le processus d’intégration du Kosovo sont effectivement liées à cette division. La reconnaissance d’un Etat par un autre relève naturellement du droit souverain. Les arguments les plus fréquemment invoqués par les représentants de ces cinq pays contre de la reconnaissance du Kosovo pourraient être résumés ainsi : cette reconnaissance serait contraire au droit international ; elle pourrait provoquer un processus en chaine (et ouvrir « la boîte de pandore ») de « sécessions » illégitimes et arbitraires des minorités, bafouant l’intégrité territoriale des Etats, menaçant le droit international et provoquant l’instabilité de régions entières dans le monde, l’exode des populations etc.
Pourtant, la Cour de Justice internationale (CIJ) a statué le 22 juillet 2010 que non seulement la Déclaration d’indépendance, mais tout le processus institutionnel au Kosovo, sous l’égide de l’ONU depuis 1999, sont conformes au droit international. La plus haute instance judiciaire de l’ONU a émis cet avis, concernant pour la première fois l’indépendance d’un pays, après une longue procédure associant la participation des représentants de 36 pays. Ce qui fait d’ailleurs la spécificité du cas du Kosovo.
Il faut toutefois bien comprendre que la marche vers l’indépendance de notre pays présente également des similitudes avec celles des autres Etats issus de la décomposition de la fédération yougoslave. De plus, notre pays jouissait au sein de l’ex-Yougoslavie d’un statut constitutionnel et juridique le définissant comme unité constitutive de la fédération (avec, selon la Constitution de 1974, une présidence, un gouvernement, un parlement, un territoire délimité, etc).
D’autre part, tous les scénarios « catastrophes » qui auraient pu survenir à la suite de la proclamation de notre indépendance, plus de trois ans après, se sont avérés faux. Au contraire, la stabilité, aussi bien du Kosovo que celle de la région dans son ensemble, est devenue plus perceptible.
Aussi, nous croyons que ces cinq pays européens pourraient davantage contribuer à l’unité et à la cohérence des politiques européennes, en suivant l’exemple de la grande majorité des autres membres de l’UE qui ont déjà reconnu le Kosovo, et en prenant en compte, entre autres arguments, la décision de la CIJ. En acceptant d’établir des relations politiques, économiques et culturelles avec le Kosovo, ils pourraient apporter une contribution importante au rôle de l’UE dans les Balkans occidentaux et seraient plus largement à même de favoriser la réunification politique du continent par leur soutien à la politique de coopération active et de bon voisinage.
Nous espérons qu’ils prendront en compte ces arguments. Par ailleurs, le Parlement européen, dans une de ses résolutions, les a appelé à s’orienter vers la reconnaissance du Kosovo. Il faut souligner enfin que ces cinq pays participent déjà à divers projets de l’UE concernant notre pays.
L.L.D. : Estimant à 5% la croissance du PIB en 2011, le FMI a appelé votre gouvernement à davantage de rigueur dans la gestion du budget de l’Etat. Comment décririez-vous les lignes directrices de sa stratégie de développement économique ? Au regard de l’impact de la guerre sur le tissu industriel du Kosovo et de ses besoins en infrastructures, quels sont les dispositifs prévus pour faciliter les afflux d’investissements étrangers ? Quels sont les secteurs d’activités concernés par le processus de privatisation ?
S.E.M.M.K. : Le Kosovo possède un certain nombre d'atouts importants pour attirer les investissements étrangers. Tout d’abord, des ressources naturelles abondantes, avec d’immenses réserves de lignite, de plomb, de zinc, de magnésite, de ferronickel et des terres agricoles fertiles. Sa population est très jeune (70% des habitants sont âgés de moins de 35 ans), et suit des programmes de formation professionnelle.
Sur le plan monétaire, l’euro est la monnaie en usage au Kosovo, ce qui a pour effet d’éliminer les risques de change et de taux d’intérêt. L’euro lui confère un avantage considérable en lui apportant la stabilité financière et macroéconomique. Par ailleurs, nous disposons d’un système d’imposition simple et direct, tandis que le niveau d’imposition fiscal est très faible. En 2009, le pays a réduit de moitié l’impôt sur les sociétés en le faisant passer de 20% à 10%. Notre régime juridique a été mis en place en conformité avec la législation européenne et s’applique de la même façon pour les investissements étrangers ou nationaux. Enfin, ce cadre législatif garantit une utilisation sans restriction des revenus, ainsi que la protection contre
les expropriations.
Malgré le dynamisme accru de l’économie kosovare et un taux de croissance de 5%, nous connaissons encore un taux de chômage trop élevé (40%). Afin de le réduire, divers projets ont été mis en place, ainsi qu’une politique fiscale très souple visant à attirer des investissements étrangers et à renforcer l’activité des petites et moyennes entreprises. A cet égard, le tourisme et la construction représentent deux secteurs offrant actuellement de bonnes opportunités d’investissement, tandis que les télécommunications figurent parmi les secteurs les plus prospères de l’économie kosovare. Des projets de réformes du système d’enseignement à tous les niveaux sont également prévus.
Plus largement, afin de favoriser le développement de notre économie, nous avons lancé un certain nombre de réformes, notamment dans le secteur énergétique. Un projet de construction d’une centrale thermo-électrique, d’une capacité de 1 000 MW, doit ainsi être mis en œuvre. Des mesures ont été mises en œuvre en vue d’améliorer la fourniture et la distribution d’électricité auprès des particuliers et des entreprises, et d’accroître les capacités de transmission électro-énergétique. Un projet de construction de petites centrales hydroélectriques est déjà en cours d’exécution grâce à des investissements publics et privés, avec pour objectif de diversifier les sources d’énergie et d’améliorer les structures pour parvenir à une exploitation plus rentable du secteur minier.
Le développement des infrastructures routières continue d’être un objectif majeur du gouvernement. Des investissements plus importants sont également prévus pour le développement des chemins de fer et du transport aérien. Le développement de l’agriculture constitue une autre des priorités de l’actuel programme économique (2011-2014) du gouvernement, à travers des investissements destinés à soutenir l’ensemble de la chaine de production, notamment la filière agroalimentaire.
Je terminerais par le processus de privatisation que vous évoquez. Celui-ci concerne divers secteurs comme les télécommunications (PTK) ou la distribution d’énergie électrique. Il porte aussi sur un certain nombre d’entreprises publiques, la mise en concession pour la construction des autoroutes A6 et A7. Le gouvernement projette en outre de développer des partenariats public-privés dans les petites et moyennes entreprises.
L.L.D. : En dépit de la reprise du dialogue avec la Serbie, l’intervention fin juillet 2011 de la police kosovare pour prendre le contrôle des postes-frontières au nord du pays a suscité une forte montée des tensions. Comment expliquez-vous cette crise ? Dans quelle mesure ne repose-t-elle pas la question du statut de cette région à majorité serbe ?
S.E.M.M.K. : Depuis la proclamation de l’indépendance en 2008, la Serbie a imposé un embargo sur les exportations du Kosovo. Durant trois ans et demi nous n’avons pas pris de mesures de réciprocité. Les marchandises en provenance de Serbie sont ainsi entrées, non seulement sans entraves mais aussi sans payer de taxes douanières. La prise de contrôle des postes frontaliers et deux postes douaniers au Nord du Kosovo, le 25 juillet 2011, accomplie avec le soutien de la KFOR et d’EULEX, visait dès lors à étendre l’application du Plan Ahtisaari à cette zone (comprenant trois communes de 35 000 habitants).
Jusqu’à présent, cette zone était sous le contrôle de structures parallèles illégales mises en place par la Serbie. Celles-ci ont également existé dans quelques communes habitées par des Serbes dans d’autres régions du Kosovo. Cependant, à la suite d’un travail politique commun mené par les organismes internationaux, la MINUK et l’EULEX, ainsi que par les autorités kosovares, ces structures se sont effritées, et les Serbes se sont intégrés progressivement aux institutions kosovares par le biais du processus électoral.
Dans ce contexte, je voudrais souligner que la Constitution du Kosovo essaie d’établir un équilibre entre le principe de citoyenneté et celui de la multiethnicité. Notre Parlement a toutefois adopté les lignes directrices du Plan Ahtisaari, du nom de l’Envoyé spécial de l’ONU, qui met beaucoup plus l’accent sur les principes et les normes de la multiethnicité que sur ceux de la citoyenneté.
Ce plan représente donc un compromis entre les revendications de la Serbie et celles des Albanais du Kosovo. Ainsi, la législation sur la décentralisation accorde le droit à l’autogestion à la communauté serbe (près de 7% de la population) sur 25% du territoire du Kosovo (dont la superficie est de 10 800 km2, pour 2 millions d’habitants) dans les domaines judiciaire, de la police, de l’enseignement, de la santé et de la culture. La langue serbe est la deuxième langue officielle au Kosovo. Dans ce cadre, la société politique et les institutions kosovares devront rechercher dans les pratiques politiques un équilibre entre la dimension de la citoyenneté, les intérêts communs des citoyens, et les droits légitimes politiques et culturels des communautés ethniques, pour éviter un enclavement selon les appartenances ethniques, contraire à l’esprit européen.
En demandant l’extension du Plan Ahtisaari à la zone nord du Kosovo et en s’opposant fermement à la demande de la Serbie sur le partage du Kosovo, l’UE a fait un geste encourageant. C’est un enjeu de taille pour la politique de l’UE à l’égard du Kosovo mais également pour les principes et les valeurs qui la fondent.
En effet, les revendications de certains cercles politiques de Belgrade concernant le changement de frontières du Kosovo, selon un critère purement ethnique, représente un danger réel pour la région et l’Europe, et risque d’ouvrir un nouveau cycle de tensions. Il faut se rappeler que tous les Etats issus de la décomposition de l’ex-Yougoslavie (y compris le Kosovo) ont été reconnus dans les frontières définies par la Constitution de 1974. Et si l’on considère les arguments avancés par ces cercles politiques, la majorité des frontières des pays des Balkans ne pourraient pas échapper à de profonds changements (en Bosnie, en Macédoine ou même en Serbie).
Une autre approche de cette revendication préconise une souveraineté partagée de la zone nord entre la Serbie et le Kosovo ou une autonomie territoriale. Il est clair que celle-ci mènerait à la désintégration du Kosovo, qui est un petit pays. Il faut donc œuvrer à l’application du Plan Ahtisaari sur ces trois communes, comme dans le reste du territoire. Je rappelle à nouveau que ce plan prévoit non seulement un très large degré d’autogestion pour la population serbe mais également des liens directs avec les institutions et les communes de Serbie.
A ceux qui seraient confrontés à de réelles difficultés en ce qui concerne les droits et le bien-être des Serbes du Kosovo, le Plan Ahtisaari offre largement la possibilité de les surmonter. Malheureusement, l’expérience de ces douze dernières années montre, comme le disent certains leaders serbes du Kosovo (S. Petrovic, R. Nojkic, R. Trajkovic etc.) que l’enjeu de cette zone, pour certains cercles politiques à Belgrade, réside dans son instrumentalisation en vue de créer des problèmes dans le fonctionnement des institutions du Kosovo et s’imposer comme arbitre concernant notre pays. Les mêmes cercles jouent un jeu politique similaire à l’égard de la Bosnie, en y instrumentalisant le statut de la République serbe.
L.L.D. : Quelles initiatives pourraient-elles permettre de dépasser le passé douloureux de votre pays et de cimenter la réconciliation entre Kosovars et Serbes ?
S.E.M.M.K. : Certaines initiatives ont été déjà mises en place entre associations de la société civile du Kosovo et de Serbie depuis plus d’une décennie. Elles s’inscrivent dans le cadre d’un travail visant à favoriser les échanges culturels, la recherche et l’information concernant la question des personnes disparues et déplacées, ainsi que les crimes de guerre. Ce travail cherche à mettre en évidence les causes de la guerre et les responsabilités concrètes des divers acteurs.
Je voudrais souligner plus particulièrement l’alternative politique formulée par des personnalités politiques et intellectuelles serbes concernant la question du Kosovo (dont C. Jovanovic, V. Pesic, S. Biserko, etc.), ainsi que des associations comme le Comité Helsinki de Serbie ou le Fonds pour le droit humanitaire. Selon eux, la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo, après celles des autres entités fédérales, doit être précédée par la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat serbe à l’égard des crimes commis au Kosovo. C’est le déni de cette responsabilité qui empêche, de leur point de vue, les dirigeants actuels de s’acheminer vers la reconnaissance de son indépendance.
D’autres personnalités, comme l’ancien Ministre des Affaires étrangères, M. Vuk Draskovic, ou l’ancien Ambassadeur de Serbie en France,
M. Predrag Simic, prônent une attitude un petit peu moins exigeante : même sans aller jusqu’à la reconnaissance formelle du Kosovo, ils appellent au développement de relations constructives, afin de tourner la page du passé et d’œuvrer à l’application du Plan Ahtissaari. Celui-ci, je le rappelle, a été conçu par la communauté internationale pour offrir un cadre optimal à l’intégration et à la protection de la minorité serbe. Elles appellent également les autorités à renoncer aux blocages contre la participation des délégations kosovares à diverses réunions internationales.
De leur côté, les dirigeants serbes du Kosovo, formulent les mêmes demandes. Celles-ci sont également exprimées par les hauts responsables européens. L’UE a d’ailleurs défini de façon claire l’exigence de la coopération régionale et de la politique de bon voisinage comme condition essentielle de la perspective européenne des pays des Balkans occidentaux.
Pour dépasser notre passé douloureux, il faudrait laisser la place à une politique de communication, de relations constructives, fondées sur le respect mutuel. Celui-ci exige la reconnaissance de l’existence du partenaire avec lequel on doit développer des liens fructueux. Ce n’est pas simplement une demande éthique, elle est pragmatique et elle est au cœur de l’intérêt vital des populations. Lever les blocages, c’est ouvrir les canaux de communication à divers champs et niveaux.
Faut-il par ailleurs rappeler que l’histoire des relations entre les Albanais du Kosovo et les Serbes (ceux du Kosovo et de Serbie) n’est pas exclusivement marquée par les conflits et les haines. Nous avons connu d’importantes expériences de coexistence positive. Au Kosovo il y a eu, à titre d’exemple, des revues littéraires et scientifiques bilingues (albanais-serbe), des associations culturelles et sportives mixtes, des institutions politiques et d’enseignement communes (entre 1968 et 1989). Ces expériences peuvent servir de point d’appui pour développer de nouvelles formes de coexistence avec les Serbes du Kosovo et de bon voisinage avec la Serbie. Le gaspillage d’énergie dans une politique d’obstruction devrait désormais laisser la place au développement de relations qui font sens.
L.L.D. : Les négociations entre votre pays et la Serbie ont repris à Bruxelles le 2 septembre 2011, sous le patronage de l’Union européenne. Tenant compte de la reconnaissance par Belgrade des tampons douaniers kosovars, quels autres domaines sont-ils propices au renforcement du dialogue bilatéral ? Quelles sont, selon vous, les marges de manœuvre en vue de normaliser les relations entre les deux pays ?
S.E.M.M.K. : Après les accords sur les registres civils, sur la reconnaissance des diplômes des établissements scolaires et sur la libre circulation des personnes entre les deux Etats (sur présentation d’une pièce d’identité), il reste encore des progrès à réaliser dans plusieurs volets en matière de télécommunications, de cadastres et de personnes disparues. Les marges de manœuvre pour normaliser les relations entre les deux pays peuvent s’élargir progressivement, en laissant la place à une politique de bonne volonté et en substituant à la volonté de domination une volonté
de coopération.
Il ne faut pas oublier que la guerre du Kosovo a pris fin il y a déjà douze ans. Le Président Nicolas Sarkozy a suggéré, à diverses reprises, de suivre le modèle franco-allemand en vue de concrétiser la normalisation des relations entre le Kosovo et la Serbie. C’est l’esprit de bonne volonté qui, mut par des motivations pragmatiques et des intérêts réciproques, permettra d’ouvrir des perspectives aux échanges dans le domaine de l’économie, mais également de la culture et du sport. Il faut aussi laisser les entrepreneurs, dans tous les secteurs d’activité, circuler sans entraves politiques, entre les deux pays. Et c’est finalement une condition que l’UE pose aux pays qui veulent y adhérer.
L.L.D. : La recrudescence des tensions au nord du Kosovo à l’été 2011 a mis en lumière le rôle primordial que joue encore la mission de l’OTAN, la KFOR, pour le maintien de la stabilité. Quelle est votre vision de son désengagement progressif et des aptitudes des autorités kosovares à en prendre le relais ? Plus largement, comment se manifeste le rapprochement de votre pays avec les structures de l’OTAN ?
S.E.M.M.K. : L’OTAN a joué un rôle primordial dans l’avènement de la paix dans les Balkans, et au Kosovo en particulier. Il continue d’être, comme l’ont confirmées les tensions récentes, un facteur de stabilité. Cependant, fort de l’évolution positive de la situation, l’OTAN a réduit progressivement le nombre de ses soldats de 40 000 à 6 200.
Le gouvernement du Kosovo est prêt à assumer, de manière graduelle et avec l’aide de l’OTAN, la défense et la sécurité du pays. L’objectif de notre Ministère de la Défense est d’œuvrer à la transformation des Forces de sécurité du Kosovo (FSK) en une Armée du Kosovo. Les troupes du FSK sont formées et entrainées par l’OTAN. Par ailleurs, l’un des objectifs politiques du Kosovo vise à adhérer, comme la Croatie et l’Albanie, à l’Alliance atlantique.
Je voudrais, enfin, profiter de cette occasion pour transmettre la demande adressée par notre Ministre de la Défense, M. Agim Ceku, aux autorités françaises, de permettre aux unités spécialisées du FSK de participer aux actions en matière d’ordre civil et humanitaire conjointement avec les troupes françaises, dans diverses régions du monde.
L.L.D. : Membre de l’accord de libre-échange centre-européen (ALECE), votre pays occupe une position centrale au cœur des Balkans. Quelles opportunités la construction d’une autoroute reliant votre pays à l’Albanie a-t-elle ouverte pour valoriser cet atout géo-économique ? Quels progrès ont-ils été accomplis en vue d’intensifier les échanges avec les autres pays de la région ?
S.E.M.M.K. : La construction de l’autoroute (Merdare-Vêrmicê) reliant le Kosovo à l’Albanie, et lui ouvrant l’accès à la Mer Adriatique, est un atout très important pour le développement de notre économie. Mais c’est un atout également pour les entreprises et les touristes de Serbie. Elle revêt donc une importance régionale. Nous avons accompli des progrès considérables pour l’intensification des échanges économiques, non seulement avec l’Albanie, mais également avec la Macédoine, le Monténégro, la Slovénie, la Croatie, la Bulgarie et la Grèce.
En outre, la Commission européenne soutient financièrement la participation du Kosovo aux programmes transfrontaliers que nous menons avec l’ancienne République yougoslave de Macédoine et l’Albanie au titre de l’IAP (International Action for Peace). Depuis 2011, elle soutient également les programmes conjoints élaborés avec le Monténégro. Au-delà des échanges économiques, nous développons aussi des relations de bon voisinage intenses avec tous ces pays.
L.L.D. : Depuis son accession à l’indépendance, le Kosovo redouble d’efforts pour élargir sa reconnaissance en tant qu’Etat souverain sur la scène internationale. Quel regard portez-vous sur les défis de la diplomatie kosovare ? En dehors de vos partenaires européens et des Etats-Unis, avec quels pays émergents compte-t-elle privilégier la mise en place de partenariats ?
S.E.M.M.K. : Les défis de la jeune diplomatie kosovare sont nombreux, même si sa tâche principale consiste à poursuivre la quête de la reconnaissance de notre indépendance. Je tiens à préciser que le peuple kosovar nourrit de très grandes attentes à l’égard de notre Ministère des Affaires étrangères et de son réseau diplomatique.
La mise en place de missions diplomatiques dans vingt pays (notamment en Europe, aux Etats Unis, en Turquie, au Canada, au Japon ou en Arabie Saoudite), à peine un an après la proclamation de l’indépendance, a répondu à un besoin profond du Kosovo de sortir de l’isolement qui lui était imposé. La proclamation de l’indépendance n’était pas un but en soi : l’aspiration à adhérer à l’UE et aux structures euro-atlantiques s’accompagnait d’une aspiration à l’établissement de liens politiques, économiques et culturels avec tous les autres Etats du monde, d’Afrique, d’Asie et d'Amérique latine. Nous sommes déjà reconnus par plus de 80 pays de divers continents. Nous avons adhéré au FMI et à la Banque mondiale, grâce au soutien de nombreux pays, dont la France.
Nos difficultés sont liées à la menace brandie par l’un des membres permanents du Conseil de Sécurité de mettre son véto. Nous essayons de comprendre et d’analyser les raisons qui suscitent des réserves chez certains pays à reconnaître notre indépendance. Parfois, elles trouvent leur source dans la grande distance géographique qui nous sépare et la méconnaissance des circonstances de la décomposition de l’ex-Yougoslavie ; parfois c’est la projection de certains problèmes avec une minorité au sein d’un Etat ou ceux rencontrés avec des pays limitrophes concernant les frontières. Nous essayons d’expliquer que les similitudes avec la situation d’autres entités de la fédération yougoslave sont beaucoup plus grandes qu’on ne le croit. D’autre part, l’aspect spécifique du Kosovo est bien expliqué par la CIJ. Nous considérons que son avis devrait lever les réticences concernant le respect du droit international dans notre cas.
J’ajouterais que dans le cadre de notre activité diplomatique, nous sommes amenés à travailler en employant le terme de « reconnaissance » dans ses trois acceptions principales. Nous nous adressons à des diplomates de différents pays en leur demandant de reconnaître notre pays et le droit de notre peuple à vivre librement et à tisser librement des liens (politiques, économiques et culturels) avec eux, ainsi que notre droit à siéger dans les instances internationales. Une fois reconnu en ce sens, nous essayons de leur témoigner notre reconnaissance en tant qu’expression de notre gratitude à l’égard de leur geste. Et finalement, c’est à travers les échanges réciproques et ce travail commun que nous apprenons à nous reconnaître, c’est-à-dire à mieux nous connaître, à dépasser notre méconnaissance réciproque.
L.L.D. : La France a figuré parmi les premiers partisans de l’indépendance du Kosovo et parmi les premiers pays à la reconnaître. Quelles sont vos attentes quant à son rôle dans le processus d’intégration de votre pays à l’UE ? Quels axes ont-ils été définis à l’occasion de la visite en France, le 31 août 2011, du Ministre kosovar des Affaires étrangères, M. Enver Hoxhaj, en vue d’approfondir les liens de coopération entre les deux pays ? Autour de quels projets concrets cette volonté commune pourrait-elle se concrétiser ?
S.E.M.M.K. : La France a effectivement joué un rôle central, d’abord, par la compréhension de la complexité de la question du Kosovo ; ensuite par des actions politiques et militaires qui ont réussi à mettre fin à une guerre atroce ; enfin par sa contribution à la reconstruction et au développement du pays et de ses institutions.
Je crois que l’engagement de la France n’était pas orienté contre les intérêts du peuple serbe mais contre une politique de domination. Les Français qui visitent le Kosovo peuvent y ressentir le sentiment de profonde reconnaissance envers la France. Par ailleurs, le modèle républicain du système politique français bénéficie d’une grande notoriété dans notre pays. Les Kosovars soulignent, en effet, avec fierté que la république laïque est le meilleur modèle pour définir les relations entre l’Etat et les institutions religieuses, entre la politique et la religion, et qu’il est le mieux à même de garantir le respect des droits des différentes communautés religieuses.
A l’occasion de ses deux dernières rencontres à Paris (en mai et août 2011) avec son homologue français, M. Alain Juppé, notre Ministre des Affaires étrangères, M. Hoxhaj, a souligné l’aspiration du Kosovo à approfondir les multiples liens noués avec la France, à travers des conventions et des accords bilatéraux. Il a également demandé le soutien de la France en vue de concrétiser notre perspective européenne, notamment par l’accès à la libéralisation des visas et aux accords commerciaux avec l’UE.
Une preuve supplémentaire de l’intensification des liens entre nos deux pays, réside également dans les visites officielles accomplies à Paris, à la mi-octobre, par le Ministre de l’Administration publique du Kosovo, M. Jagcilar, du Ministre de l’Intégration européenne, Mme Vlora Citaku, et du Ministre de l’Intérieur, M. Bajram Rexhepi. Nous attendons prochainement les visites réciproques des Ministres français au Kosovo.
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