Le financement de grands projets d’infrastructures, paradigme d’un « New Deal » européen ?
Par M. Philippe-Henri Latimier Ph.D, Expert en régulation des marchés de capitaux et Professeur d’ingénierie financière
Le retour à la croissance économique et peut-être au plein emploi en France comme en Europe ne se fera pas en l’absence d’une politique de « grands travaux ».
La cause semble entendue : notre système économique libéral, aussi méritant soit-il, ne saurait à lui seul renouer avec la reprise et le développement économique sans épargner à l’Etat des interventions lourdes centrées sur l’activité. Soucieux de réaliser le plein emploi et d’assurer le maximum de développement économique, les gouvernements se sont de facto situés au cœur du phénomène du soutien forcé à l’économie.
Si l’assainissement financier a été traité avec promptitude à l’échelle européenne tout en créant les conditions de la crise économique que nous connaissons, on ne saurait nier que sur le front des « grands chantiers d’infrastructure et d’équipement », l’Europe s’est globalement assoupie.
Or, face à l’inefficacité d’une stratégie de développement qui promeut l’industrialisation par les exportations, il est désormais impossible d’échapper à la nécessité d’une relance par le truchement du lancement de grands travaux d’infrastructure à l’intérieur de nos frontières. Et plus on attendra pour la réaliser, plus les effets de la crise actuelle avec sa contrepartie de destruction d’activités seront redoutables.
Le meilleur moyen d’assurer le plein emploi est de mettre en œuvre une politique générale qui assure la croissance, une croissance aussi forte que les possibilités du pays ou de la zone géographique le permettent. Les grands travaux comme l’investissement sont à la fois un facteur déterminant de la croissance économique et un facteur déterminé par la croissance économique.
L’heure du financement de grands programmes d’investissement à la fois privés et publics a donc sonné ! Nous voulons parler ici de grands projets d’infrastructure en Europe, chez nous, et non plus au bout du monde. La structure des taux d’intérêt partout en Europe nous y invite. Et ce, autant que l’expertise des grandes banques françaises et européennes dans le domaine du financement de grands projets.
Errements des marchés, perversion du « génome théorique » de la finance et carences de la régulation ont failli produire la déconfiture du système financier. Une refonte profonde de celui-ci et un retour aux activités bancaires conventionnelles peuvent à la fois guérir le système et nous permettre de renouer avec le plein emploi et la croissance durable.
Dans cet esprit bien compris, nous souhaitons rappeler ici les fondamentaux qui régissent le financement de projets, une démarche qui consiste à rechercher, avec un œil neuf, ce qui aujourd’hui peut constituer l’intérêt général pour l’ensemble des économies européennes en quête de points de croissance !
Quelques principes de base en matière d’évaluation financière des grands projets d’infrastructure
La technique du financement de projet prévoit la levée de capitaux à long-terme dédiée au financement de projets d’investissement économiquement autosuffisants et indépendants. Cette levée de capitaux, souvent supérieure à 50 millions de dollars, est majoritairement matérialisée par de la dette bancaire voire obligataire, et accessoirement adossée à l’émission d’actions ou titres hybrides selon les particularismes du projet. La structuration de l’endettement est conçue et mise en place de sorte à être remboursable par l’entremise exclusive des « cash flows » générés par le projet lui-même.
Tout projet d’investissement qui ne s’inscrirait pas dans ce mode opératoire échapperait donc à la notion de financement de projet. Et ne saurait être éligible à cette technique.
En outre, la création ad-hoc d’une société holding dite « SPV » (Special Purpose Vehicle), propriétaire des actifs du projet et comprenant comme actionnaires à des degrés divers, le ou les initiateurs du projet (sponsor), le fournisseur, l’acheteur, le maître d’ouvrage délégué, le constructeur, l’opérateur, est indissociable de la notion de financement de projet.
Les termes et conditions relatifs aux instruments financiers, qui rendent possible le montage financier de l’opération, sont du coup strictement adaptés aux caractéristiques du projet. Chaque projet est donc unique en son genre et exige une ingénierie financière hautement sophistiquée afin d’optimiser le partage des risques au niveau des intervenants. De cette allocation optimisée des risques dépend la juste rémunération de chacun ainsi que l’ingénierie juridique qui accompagne tout montage.
La technique du financement de projet ne saurait être confondue à celle d’un financement conventionnel, c'est-à-dire de tout financement qui serait octroyé sur la base de l’évaluation des mérites du bilan et du compte de résultat de l’emprunteur. Et pour cause, puisque la « SPV » ne dispose pas d’antériorité.
En outre, les actifs de la « SPV » financés pour les besoins du projet sont juridiquement isolés. Et parfaitement séparés des actifs inscrits au bilan des « actionnaires » précités de la « SPV ».
La « SPV » garantit cette étanchéité totale particulièrement prisée des banquiers. Seuls les actifs captifs ainsi crées et donc financés à l’intérieur de la « SPV » peuvent servir de garantie aux préteurs de deniers et apporteurs de capitaux. Pour cette raison, le projet doit être économiquement, financièrement (quotité de dette par rapport aux fonds propres apportés par les actionnaires ou le marché) et techniquement viable car c’est par le seul biais des « cash flows » que les préteurs seront désintéressés à bonne date.
Autrement dit, sans rééchelonnement du service de la dette, ce qui garantie ainsi le paiement de dividendes aux actionnaires à due concurrence des risques pris par ces derniers. Toute distribution de dividendes dépendra de la stratégie distributive adoptée par la « SPV », laquelle risque de devoir être validée en amont par les prêteurs de deniers.
La solidité financière et l’expertise technique de toutes les parties prenantes au projet sont du coup cardinales car la solidité de la chaîne des compétences, ainsi constituée à l’intérieur de la « SPV », dépendra, au final, du maillon le plus faible. Et donc de la défaillance éventuelle de l’un de ses « partenaires », tant au plan technique que financier.
Aucun recours direct auprès des parties prenantes de la « SPV » ne saurait être logiquement envisagé du point de vue des banquiers qui devront se satisfaire des sûretés juridiques apportées par les conventions juridiques liant les uns et les autres. Celles-ci pourront se révéler extrêmement exigeantes quant à la portée juridique des engagements qu’elles sous-tendent.
On comprend dès lors que de leur évaluation respective dépend naturellement la bonne fin du projet, sachant que les « mauvaises surprises » liées aux aléas de la conjoncture et au niveau de sophistication technique du projet sont souvent au rendez-vous (surcoûts, retards, défaillances, risque politique, risque de change…).
Dans cet esprit, un faisceau de contrats pluri-directionnels en matière d’approvisionnement, d’achat, de crédit, de rémunération du capital, de défaillance technique, de cas de force majeure, liant chacune des parties prenantes de la « SPV » aux autres, permettra, à l’intérieur d’une ingénierie juridique et fiscale de haute volée, de supputer en amont une sortie harmonieuse de l’opération. Et, de facto, de répartir au mieux les risques et les responsabilités au sein de la « SPV ».
Cette ingénierie à la fois financière, juridique, fiscale et technique, que dans le jargon bancaire l’on nomme « due diligence », justifie les délais forcément longs de mise en place de tout dossier de financement de projet. En même temps, la « due diligence » constitue le point de passage obligé pour susciter la confiance des prêteurs de deniers comme celle des investisseurs.
On notera avec intérêt que si un crédit « entreprise » peut être octroyé en « blanc » c’est-à-dire sans être « causé » et le cas échéant sans garantie(s) par une banque, il ne pourra jamais en être le cas s’agissant d’un financement de projet.
En outre, tout financement de projet au-delà d’un certain seuil, sera l’objet d’une procédure de syndication afin de mutualiser le risque financier dont on a dit précédemment que le montant pouvait atteindre plusieurs centaines de millions de dollars, voire de milliards de dollars.
Par ailleurs, le projet étant géographiquement « intransportable » et intransférable par nature, sauf à en modifier les caractéristiques propres et notamment la physionomie des « cash flows », les sûretés réelles liées à la « SPV » ne vaudront, au final, que ce que vaut le projet lui-même. A cet égard, la demande de la ressource procurée par la « SPV » qui sera comparée à une « rente économique », devra faire l’objet d’une étude aussi minutieuse qu’attentive. C’est de la rente économique que tout dépend ou presque.
On veillera donc à ce que cette rente économique puisse être exploitée à partir d’une technologie déjà éprouvée afin d’éviter tout risque technique supplémentaire. Sur le plan strictement financier, l’élaboration de tout projet de financement veillera au respect des cinq objectifs suivants :
– L’assurance de pouvoir disposer des ressources financières suffisantes pour garantir la mise en exploitation du projet dans les conditions normales de fonctionnement ;
– de pouvoir lever les fonds nécessaires aux meilleures conditions de taux sur chacun des marchés financiers et bancaires sollicités ;
– de réduire au maximum l’exposition au risque de crédit de la part des initiateurs du projet (sponsors) et autres parties prenantes et présentes au capital de la « SPV », à l’égard du projet ;
– d’établir de manière optimale une stratégie de distribution de dividendes au profit des actionnaires, qui soit compatible avec les contraintes de remboursement de la dette principale, au profit des créanciers privilégiés que sont les banques et, le cas échéant, les porteurs de titres obligataires ;
– d’optimiser le traitement fiscal au prorata des parts détenues par les actionnaires de la « SPV ».
Au-delà des cinq objectifs précités, les deux fondements cardinaux de tout montage sont de s’assurer d’une part, d’un coût moyen pondéré du capital le plus bas possible selon naturellement la clé de répartition entre dette et fonds propres. Et d’autre part, de mettre en place un tableau d’amortissement adapté aux sources de capitaux levées et aux « cash flows » prévisionnels issus du projet.
Quelle analyse des risques ?
L’obtention des financements nécessaires à la construction de tout projet présuppose le respect de certaines conditions suspensives imposées par les banques et les apporteurs de capitaux au regard de l’analyse des risques.
Les principaux éléments examinés par le marché sont les suivants :
– la faisabilité technique ;
– le coût de construction du projet ;
– la viabilité économique ;
– l’adéquation de l’offre de matières premières ;
– la solidité financière du projet ;
– la valeur intrinsèque des actifs liés au projet ;
– la rentabilité prévisionnelle du projet ;
– la quotité de fonds propres en provenance des initiateurs du projet exposée au risque ;
– la nature et le contenu des contrats juridiques liés au projet.
D’une manière générale, pour assurer la mise en place des financements nécessaires à l’exploitation de tout projet, les apporteurs de capitaux comme les investisseurs doivent pouvoir se convaincre que le projet est techniquement faisable et économiquement viable, et qu’il répond en outre aux canons de l’orthodoxie financière et bancaire.
Sur ce dernier point, l’établissement de la faisabilité technique présuppose d’apporter la démonstration que la construction du projet s’effectuera selon le calendrier proposé au sein du cahier des charges et à l’intérieur de l’enveloppe budgétaire validée par le marché. Et que le projet pourra délivrer de manière optimale une fois mis en exploitation.
S’agissant de la viabilité économique, le projet devra faire montre de sa capacité à générer des « cash flows » en volume suffisant pour absorber l’intégralité des charges de remboursement, ainsi que d’un retournement de marché ou de l’avènement de circonstances défavorables. La phase d’analyse des risques est donc cruciale.
La règle qui prévaut étant que les banques n’apporteront pas de fonds à un quelconque projet, sauf à ce que ce dernier soit viable en permanence. La difficulté à cet égard étant que le projet, comme nous l’avons déjà évoqué, ne peut naturellement pas se prévaloir d’une quelconque historicité.
Pour cette raison bien comprise, des banquiers veilleront à transférer autant que faire se peut les risques financiers et de marché à des tiers, par le truchement de conventions juridiques nouées avec des compagnies d’assurance ou de réassurance.
Les principaux risques scrutés par les apporteurs de capitaux sont les suivants :
– risque de non terminaison des travaux,
– risque technologique,
– risque de livraison des matières premières,
– risque économique,
– risque financier,
– risque de change,
– risque politique,
– risque environnemental,
– risque de force majeure.
Montage financier du projet :
les principes des montages financiers
Les initiateurs (sponsors) d’un projet auront recours à la technique du financement de projet
(« SPV » et service de la dette assurée par les « cash flows » du projet) plutôt qu’à son financement sous une forme plus classique, c’est-à-dire basée sur les mérites de l’emprunteur reflétés par les chiffres exprimés par les documents comptables et financiers. Que la technique du financement de projet soit l’alternative la plus avantageuse en termes de coût, et qu’elle constitue l’alternative la plus favorable pour le débiteur, dépend majoritairement de la qualité du montage et de son exécution.
La structuration de l’opération qui repose sur la technique de l’effet de levier est donc fondamentale. Il s’agit d’une activité sur mesure qui requiert une analyse transversale, à la fois économique, technique, financière, juridique, fiscale, politique et environnementale du projet dans toutes ses implications.
Pour conclure, les grandes banques françaises ont de tout temps été très actives dans les activités liées au financement des grands projets et surtout à l’étranger, même si les dernières décennies ont signé un développement du secteur bancaire principalement autour des activités de marché, aujourd’hui très contestées.
Aussi, l’heure a peut-être sonné s’agissant du grand retour à l’intermédiation bancaire, autour de grands projets européens aussi fédérateurs que créateurs de valeur et de richesse actionnariale, et notamment dans le domaine des énergies renouvelables !
Plutôt que de rêver à ce que serait un monde sans croissance ou céder au catastrophisme éclairé, nous osons dire ici que la crise actuelle, à la fois financière, économique, environnementale et sociale, qui frappe l’Europe avec plus de 10% de chômeurs, peut être endiguée rapidement grâce à une véritable coordination européenne organisée autour d’une politique de grands travaux : un « new deal » européen ! La fin, aussi, peut-être, de la rupture entre la sphère financière et la sphère réelle ?
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