Une identité réaffirmée
Avec l’adoption d’une nouvelle constitution instaurant un
Etat plurinational, la Bolivie ouvre un nouveau chapitre de son histoire
consacrant le rôle des peuples amérindiens au sein de son tissu social et politique.
Fort de la réélection du Président Evo Morales en décembre 2009, S.E.Mme
Luzmila Carpio Sangüeza, Ambassadeur de Bolivie en France, nous livre ses
aspirations en faveur d’un modèle de développement alternatif s’appuyant sur la
valorisation des immenses ressources naturelles du pays dans le respect de ses
valeurs ancestrales.
La Lettre Diplomatique : Madame l’Ambassadeur, premier chef
d’Etat amérindien de Bolivie, le Président Evo Morales a été réélu avec 64% des
suffrages le 6 décembre 2009. Pourriez-vous décliner ses priorités dans la mise
en œuvre de la nouvelle constitution adoptée par référendum en janvier 2009 ?
Plus largement, comment définiriez-vous le tournant que représente pour
l’histoire bolivienne l’instauration d’un Etat « plurinational » promouvant
l’autonomie des communautés autochtones ?
S.E.Mme Luzmila Carpio Sangüeza : A la différence du premier
mandat du Président Evo Morales qui fût marqué par une orientation plus
politique, son deuxième mandat (2010-2015) sera caractérisé par la gestion
publique de grands investissements
et de projets de nature économique et sociale. Ceux-ci feront de la
Bolivie un pays plus équitable, disposant d’une véritable justice sociale et
d’un plus grand dynamisme, où l’Etat occupera un rôle prépondérant, en
particulier dans les secteurs stratégiques, dont la gestion des ressources
naturelles, l’amélioration des infrastructures du pays, le renforcement de la
capacité de production, la souveraineté et la sécurité alimentaires.
Cette deuxième étape n’était pas possible sans un
réajustement politique préalable de la gouvernance du pays, dont les partis et
mouvements politiques étaient déphasés et déconnectés de la réalité et du
peuple, avec une classe élitiste, voire même cleptomane et soumise à des
intérêts privés.
Cette rénovation politique, pour qu’elle soit durable,
devait passer par un changement des règles et principes constitutionnels, qui
constitue aussi une garantie pour éviter les pillages du passé.
Notre gouvernement a prévu dans le cadre de ce deuxième
mandat un programme d’investissements publics estimé à 32 milliards de dollars
(soit 20 milliards d’euros) disposant d’une orientation clairement tracée et
formulée dans le Plan national de Développement. Nous cherchons ainsi à attirer
de nouveaux investisseurs dans une logique « gagnant-gagnant », à leur assurer
une sécurité juridique et surtout une transparence dans nos rapports.
Une des promesses du Président Evo Morales était l’adoption
et la mise en vigueur d’une nouvelle constitution pour recréer un nouvel Etat
plurinational avec la participation de tous les secteurs et toutes les
catégories de la société bolivienne. Cette tâche fût ardue et a fait l’objet de
nombreuses tentatives de déstabilisations. Finalement, l’Assemblée constituante
a adopté avec deux tiers des votes le nouveau texte fondamental, de surcroît
ratifié par le peuple par voie référendaire. La Constitution de l’Etat
plurinational de Bolivie est ainsi en vigueur depuis le 7 février 2009, date de
sa promulgation et de sa publication.
Ce deuxième mandat sera aussi caractérisé par la mise en
œuvre de cette constitution, qui implique l’adoption de nombreuses lois
organiques pour affiner la restructuration de l’Etat et assurer sa cohérence et
sa complémentarité avec les statuts des divers types d’autonomies au niveau
régional et des peuples autochtones.
La reconnaissance de l’autonomie des peuples autochtones
d’Amazonie, de la partie orientale et du Chaco bolivien ont été revendiquées
pour la première fois en 1982, mais leurs demandes ont toujours été ignorées.
La nouvelle constitution reconnaît maintenant ces autonomies à divers échelons
: départemental, régional, municipal et celui des peuples autochtones.
Notre président a garanti l’application de ces principes
constitutionnels. En Bolivie, 62% de la population a déclaré être descendant
d’au moins un peuple autochtone et c’est cette reconnaissance identitaire qui
forme la base de la construction du nouveau modèle étatique, structuré à partir
des principes d’autonomie solidaire, d’inclusion et d’une plus grande équité.
Je pense que notre point fort est d’avoir constitutionnalisé
les autonomies et le droit des peuples autochtones, sur la base de leur droit à
la libre autodétermination et à l’autogestion de leur propre territoire, tant
au niveau régional que local, ainsi que le droit à pouvoir s’appuyer sur des
moyens financiers suffisants, conformément à la Déclaration des Nations unies
sur les droits des peuples autochtones de 2007.
La Bolivie compte ainsi 36 peuples autochtones et 327
municipalités autonomes. Si l’un de ces peuples autochtones souhaite voir son
territoire reconnu comme autonome, celui-ci peut dès lors appliquer ses us et
coutumes.
Cependant, les statuts des autonomies doivent impérativement
être en accord avec les principes de la Constitution et seront encadrés par la
future loi des autonomies, qu’adoptera prochainement la nouvelle Assemblée
législative plurinationale.
Je suis moi-même originaire du peuple Quechua et je suis
convaincue, au regard de l’histoire de mon pays, que d’importants acquis ont
été obtenus et ce malgré la complexité sociale de la société bolivienne.
L.L.D. : Avec 3,5% de croissance en 2009 selon les
estimations du CEPAL, l’économie bolivienne confirme son fort dynamisme malgré
la crise internationale. Quelles mesures sont-elles privilégiées pour maintenir
ce rythme de croissance et intensifier la lutte contre la pauvreté ? Compte
tenu de sa dépendance à l’égard de ses exportations de matières premières,
comment la diversification de son tissu industriel est-elle envisagée ?
S.E.Mme L.C.S. : Les secteurs économiques générant la plus
forte croissance économique sont sans aucun doute ceux des hydrocarbures, des
mines, de la construction et des transports. Ces quatre secteurs, à eux seuls,
forment la locomotive économique du pays. Un développement adéquat des autres
secteurs, grâce à nos réserves financières (épargne), l’exportation de produits
non-traditionnels à valeur ajoutée et l’augmentation des prix de certains
minerais sur le marché international représentent autant d’atouts pour notre
pays, sans oublier le secteur stratégique des hydrocarbures. Ceux-ci ont permis
de financer nos programmes sociaux, la restructuration de l’Etat et d’accroître
considérablement les capacités financières de l’Etat, et en particulier, celle
de notre banque centrale. Les réserves nettes de devises internationales de la
Banque centrale de Bolivie se sont ainsi accrues de plus de 400% entre 2006 et
2009, assurant une plus grande liquidité et solidité à la structure financière
et monétaire du pays, et facilitant l’accès au crédit interne et externe à bas
prix.
Grâce à ces performances, à une croissance économique
soutenue de 5% et à un taux d’inflation qui n’excède pas 4,5%, le Ministère de
l’Economie et des Finances publiques a pu présenter un nouveau Plan
d’investissement public pour la période 2010-2015, portant sur un montant de 32
milliards de dollars. Il a pour objectif l’industrialisation de nos ressources
naturelles (33% est destiné aux entreprises de ce domaine d’activité, dont une
partie pour l’exportation de produits à valeur ajoutée), l’accroissement de nos
capacités de production, le développement de l’infrastructure routière et
ferroviaire (12%), ainsi que la diversification de l’économie par la mise en œuvre de diverses
méthodes de développement. 20% de ce programme est par ailleurs destiné aux
services publics relatifs à l’accès à l’eau, à l’électricité, à
l’assainissement et aux télécommunications (avec le satellite géostationnaire
Tupac Katari).
Il s’appuie sur des stratégies de financement externe et
interne, faisant appel à la participation du secteur privé, sur les mêmes
principes qui ont prévalu et prévalent encore, dans le secteur des
hydrocarbures, c’est-à-dire la conclusion d’accords de partenariat d’égal à
égal entre les entreprises privées et l’Etat et/ou l’accès à des prêts sous certaines
conditions.
La structure de ce vaste programme d’investissement
quinquennal repose sur cinq axes, baptisés comme suit :
– « Patrie-Unie » : qui correspond à un investissement
programmé de 32 millions de dollars, consacré à la cohésion sociale et à
diverses autonomies ;
– « Grande Patrie industrielle » prévoyant 24,62 milliards
de dollars en faveur de l’industrialisation de l’économie à partir des
ressources naturelles existantes (soit 76% de cet investissement quinquennal) ;
– « Patrie forte » consacrant 1,21 milliard de dollars à la
création d’emplois et à l’accroissement des capacités de production ;
– « Patrie Assurance pour Tous » portant sur 6,44 milliards
de dollars destinés à la mise en place d’une sécurité sociale universelle ;
– « Patrie Libre-Symbole Mondial », à laquelle sont alloués
250 millions de dollars.
Les secteurs prioritaires de ce programme sont l’énergie,
l’extraction et l’industrialisation des matières premières et minières,
l’agro-pisciculture et l’hydroélectricité. Les allocations sociales seront en
outre maintenues avec une tendance à augmenter sur le plan qualitatif et
quantitatif.
En Bolivie, la pauvreté constitue encore un défi à relever.
Sa diminution se traduira progressivement grâce à la création de nouveaux et de
meilleurs emplois. Récemment, le Ministère de la Planification du développement
a inauguré le programme Plan Vida (Plan Vie), mis en œuvre avec succès au nord
de Potosi, l’un des neuf départements qui comptent avec l’indice de pauvreté le
plus élevé et les plus faibles revenus per capita.
L’application progressive de ce programme dans le reste du
territoire dépend des critères de pauvreté et de l’indice de développement
humain qui sont évalués sur la base de l’alimentation, des services
d’assainissement, de la santé, du degré d’éducation et de la production. Mais
je tiens aussi à souligner que notre plus grande richesse réside dans notre
mode de vie, simple, en harmonie avec la nature ; une logique qui n’est
toujours pas bien comprise sous d’autres latitudes.
L.L.D. : Dans quelles conditions le gouvernement bolivien
compte encourager les investissements étrangers en vue de valoriser son
potentiel économique et dans quels secteurs d’activité ?
S.E.Mme L.C.S. : La Bolivie a exprimé et affiché à maintes
reprises une politique définie par des règles claires à l’égard des entreprises
étrangères, dans le cadre de laquelle les investisseurs sont les bienvenus sous
la prémisse fondamentale du respect d’un rapport égalitaire et d’un esprit de
partenariat, contrairement au rapport Etat-employé versus Entreprise-patron qui
a prévalu par le passé. Les investissements dans le secteur des hydrocarbures
sont la preuve concrète de ce nouveau type de rapport depuis mai 2006.
Les investissements réalisés dans le secteur hydroélectrique
(production, transmission et distribution) ont, par ailleurs, permis au pays de
mettre en place une infrastructure électrique moderne et fiable. En outre, les
secteurs stratégiques de l’économie bolivienne ont été transférés à des
administrations autonomes sous la supervision d’entités régulatrices. Ce
nouveau cadre normatif d’administration et de contrôle a pour but de renforcer
l’activité du secteur privé et d’offrir plus de sécurité juridique à
l’investisseur.
La Bolivie offre, sans aucun doute, un climat favorable pour
les investissements, une structure économique, financière et monétaire solide
et un système fiscal simplifié. Il convient de rappeler que la Bolivie a signé
avec de nombreux pays des accords de promotion et de protection des
investissements, ainsi que pour éviter la double imposition fiscale, tout en garantissant
les mêmes traitement et conditions qu’aux investisseurs nationaux.
Les avantages de notre pays pour les investisseurs pourrait
être plus précisément déclinés comme suit :
– un environnement favorable pour les affaires, dont la
Banque mondiale et le Vice-Président du Fonds monétaire international ont bien
souligné et confirmé, malgré nos divergences, le climat de confiance et propice
aux investisseurs ;
– un pays leader dans la région sud-américaine en ce qui
concerne la réforme des structures institutionnelles ;
– un système démocratique, représentatif et participatif,
avec un régime politique et économique stable ;
– une économie générant une croissance soutenue ;
– un positionnement géographique stratégique en plein cœur
du continent sud-américain, avec un accès facile vers et depuis les pays
limitrophes ;
– un accès à divers marchés internationaux et projets
d’infrastructures routières et ferroviaires en cours de mise en œuvre qui
faciliteront davantage cet accès.
Le gouvernement a par ailleurs prévu le développement de
plusieurs méga-projets d’industrialisation, tels la construction de
raffineries, de nouveaux gazoducs et oléoducs, de diverses infrastructures pour
élargir la couverture de nos réseaux de télécommunications ainsi qu’un
satellite géostationnaire, de nouvelles usines de transformation des minerais,
dont le lithium et le potassium, en produits finis destinés à l’exportation et
à satisfaire la demande mondiale en croissance constante. Les autres secteurs
productifs à forte valeur ajoutée sont le coton, les fibres fins (alpaga,
lama), le cuir, les oléagineux, le café, la quinoa, le vin, la joaillerie.
L.L.D. : Détenant les secondes réserves gazières d’Amérique
du Sud, la Bolivie a fait de cette ressource un vecteur majeur de sa politique étrangère,
notamment dans le cadre de l’Opegasur (Organisation des pays producteurs et
exportateurs de gaz d’Amérique du Sud). Près de trois ans après la création de
celle-ci, à quelles réalisations a-t-elle donné lieu ? Comment analysez-vous
les possibilités d’un règlement du différend maritime bolivien avec le Chili et
le Pérou ? Au-delà de la participation de votre pays et de l’Iran au Forum des
pays producteurs de gaz (GEFC), quels autres facteurs motivent leur
rapprochement confirmé par la visite du Président Mahmoud Ahmaninejad à La Paz
le 25 novembre 2009 ?
S.E.Mme L.C.S. : La nationalisation du 1er mai 2006 a été un
succès pour une restructuration plus équitable de nos rapports avec les
entreprises multinationales pétrolières, lesquelles ont bien accepté la
nouvelle constitution dont s’est doté le peuple bolivien ; ce toujours dans un
esprit « gagnant-gagnant » et dans la clarté des règles du jeu.
En ce qui concerne nos relations avec le Chili, il faut
rappeler à nos lecteurs que lors de sa fondation le 6 août 1825, la Bolivie
possédait une côte maritime de plus de 400 km sur l’océan du Pacifique et
c’est, suite à la « Guerre du Nitrate » ou « Guerre du Pacifique » avec le
Chili, incitée par de puissants intérêts britanniques, que notre pays s’est vu privé
de sa souveraineté sur ce territoire. Cela explique l’interruption de nos
relations diplomatiques avec le Chili et notre revendication historique pour
récupérer nos plages, mais sans pour autant nous empêcher d’avancer et de nous
rapprocher du Chili.
Nos deux pays se sont ainsi accordés sur une feuille de
route historique en treize points lors du premier mandat du Président Evo
Morales, et pour laquelle la Présidente sortante du Chili, Mme Bachelet, a joué
un rôle fondamental. Celle-ci vise à faire évoluer nos relations bilatérales et
tenter de résoudre amicalement nos différends, dont celui portant sur notre
revendication maritime. Elle représente ainsi un succès de notre « diplomatie
entre les peuples », l’un des piliers de notre politique étrangère. La présence
du Président Evo Morales lors de l’investiture du nouveau Président chilien, M.
Sebastian Piñera, et le match de football joué par les deux équipes nationales,
sont des signes sans équivoque d’une autre forme de pratiquer la diplomatie et
de jeter des ponts d’entente et dialogue, au-delà des antagonismes
idéologiques.
Il est en outre intéressant de constater que la plupart de
conflits armés qui nous ont opposés à nos pays voisins et frères, ont été
provoqués artificiellement par les motivations et les intérêts rapaces et
prédateurs d’anciennes puissances économiques ou d’entreprises transnationales
à l’égard de nos ressources naturelles ; un autre exemple est la guerre du
Chaco (1932-1935) qui nous opposa au Paraguay et qui fût déclenchée en raison
de la voracité et de la belligérance de deux entreprises transnationales
pétrolières (américaine et britannique) qui pensèrent avoir trouvé du pétrole
dans la région du Chaco ; rumeurs qui se révélèrent infondées, mais qui
coûtèrent la vie à des milliers de Boliviens et Paraguayens au cours de l’une
des guerres les plus meurtrières de l’histoire sud-américaine.
S’agissant de votre dernière question, la visite en Bolivie
du Président iranien, M. Mahmoud Ahmaninejad, s’inscrit dans l’agenda de nos
relations diplomatiques classiques, entre Etats qui partagent des projets
communs ; tout comme d’autres pays européens maintiennent des relations
diplomatiques avec l’Iran, la Bolivie a fait le choix politique d’une
diplomatie d’ouverture vers d’autres horizons et cultures, qui marque aussi la
reconnaissance d’un monde géopolitiquement multipolaire.
L.L.D. : Réuni à Cochabamba le 17 octobre 2009, le VIIème
sommet de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) a entériné
l’adoption du traité constitutif du Sucre (Système unique de compensation
régionale). Quel calendrier est-il envisagé pour l’adoption d’une monnaie
commune ? Quels en sont les objectifs ? A l’instar de l’adoption d’une position
commune sur les droits de la « Terre-Mère », quelles sont les autres
initiatives envisagées, notamment avec vos partenaires vénézuélien et
équatorien ?
S.E.Mme L.C.S. : Depuis le mois de mars 2010, la Bolivie et
d’autres pays membres peuvent effectuer leurs opérations commerciales par le
biais du Système unique de Compensation régionale (SUCRE). Le Vice-Ministre
bolivien chargé des exportations nous a informé que sa mise en œuvre
opérationnelle est pratiquement au point, quelques détails restant seulement à
coordonner avec les autres pays partenaires et membres de l’Alliance
Bolivarienne pour les Peuples de notre Amérique (ALBA).
Le SUCRE a comme finalité de créer et de constituer la base
d’une nouvelle architecture financière mondiale qui permettra au monde de
s’émanciper du dollar nord-américain, compte tenu de ses grandes fluctuations
et de son actuelle faiblesse par rapport aux autres devises.
La valeur du SUCRE sera le fruit de la pondération d’un
panier de devises, évaluée en fonction du poids commercial de chaque pays. Nous
sommes heureux de savoir que le Venezuela et Cuba ont réalisé leur première
opération commerciale en ayant recours au SUCRE le 3 février 2010 (la
transaction inaugurale s’est faite pour un montant de 108 000 SUCRE,
correspondant au paiement de 360 tonnes de riz d’un total de 8 000 tonnes qui
seront livrées par le Venezuela à Cuba).
Le SUCRE constitue à la fois un mécanisme monétaire concret
pour les échanges commerciaux et un exemple politique pour le renforcement du
processus d’intégration latino-américain et des Caraïbes, dans le respect de
notre propre histoire, identité et savoir-faire.
Je vous avoue, par ailleurs, que le Sommet mondial de
Copenhague nous a profondément déçu et illustre bien, une fois de plus, que la
volonté des peuples n’a pas été respectée par ceux qui sont censés les
représenter et qui n’ont pas osé prendre des décisions contraignantes et
nécessaires. C’est face à l’urgence de promouvoir des initiatives et des
actions concrètes que le Président Evo Morales a lancé un appel international
en faveur de la Conférence mondiale des Peuples sur le Changement climatique et
des Droits de la Mère-Terre.
Cet important rendez-vous avec l’histoire et nos obligations
morales envers la Mère-Terre aura lieu du 20 au 22 avril 2010 à
Cochabamba-Bolivie. Il répond à notre philosophie, nos convictions politiques
et représente notre contribution à la construction d’un consensus et de
nouveaux accords au niveau international qui soient contraignants et respectés
par tous les Etats et les grandes sociétés transnationales.
La création d’une juridiction internationale de
l’environnement représente en effet une garantie du respect effectif des
engagements internationaux contractés par les Etats, l’exemple du manquement
aux obligations du Protocole de Kyoto constituant le fondement et la
justification même de la proposition bolivienne.
Notre initiative est cohérente avec notre philosophie
ancestrale, qui nous enseigne que le concept de « vivre bien » (ou Sumaq Kawsay
en quechua, Sumaq Kamaña en aymara) implique un mode de vie d’harmonie entre
l’action de l’être humain et la nature, la Pachamama, la Mère-Terre. Bien évidemment,
il induit un certain comportement et une manière de vivre adaptée, en
opposition au mode de vie actuel, consumériste et qui contraste par la voracité
et le superflu du « vivre mieux », aux dépens d’autrui, même s’il faut
l’écraser et détruire les écosystèmes.
Nous espérons une participation importante des peuples qui
partagent ces valeurs communes avec notre planète Mère-Terre et que les
dirigeants de tous les pays prennent les bonnes décisions, de manière
opportune, mais aussi en prenant en compte les principes de souveraineté, la
voix des peuples et leur environnement. Pour notre part, nous disons: « La
Terre ne nous appartient pas, c’est nous qui appartenons à la Terre… ».
L.L.D. : Membre fondateur de l’UNASUR, la Bolivie abritera
le futur siège du Parlement sud-américain. Comment votre pays entend-il
favoriser l’approfondissement du processus d’intégration régional ? Au regard
des conclusions du sommet organisé à Quito en février 2010, quelles
orientations préconisez-vous en faveur du renforcement de la coordination des
politiques financières sud-américaines ? Considérant l’urgence de la
reconstruction d’Haïti, comment les capacités d’action commune de l’UNASUR
pourraient-elles être accrues ?
S.E.Mme L.C.S. : La Bolivie est perçue par la communauté
internationale comme un pays ayant vocation à l’intégration de par son identité
plurinationale, sa complexité sociale, son emplacement géopolitique et la
présence à sa tête du premier président originaire du peuple Aymara, qui a
réussi à changer l’image de la Bolivie dans le monde.
Tous les gouvernements sud-américains, qu’ils soient de
gauche, socio-démocrate ou conservateur, ont conclu l’un des accords
d’intégration régionale les plus ambitieux, créant l’Union des Nations de
l’Amérique du Sud (UNASUR), sur la base d’un dénominateur commun : les
infrastructures, l’échange culturel entre les peuples et la libre circulation
des personnes. La Bolivie est un acteur politique incontournable et un facteur
de cohésion, tout en étant également la première bénéficiaire du rôle que cette
organisation peut jouer à certains moments clé. D’ailleurs, le siège du futur
Parlement de l’UNASUR sera accueilli par Cochabamba, la troisième ville la plus
importante de Bolivie.
Un des exemples de son apport est la « Déclaration de la
Monnaie » (Declaración de la Moneda) prononcée et signée par tous les chefs
d’Etat et de gouvernement de l’UNASUR, suite à la tentative de coup d’Etat
civico-préfectoral menée en Bolivie au mois de septembre 2008, qui a été, sans
aucun doute, un facteur déterminant pour désamorcer le plan de déstabilisation
du pays.
Les conclusions de la réunion de Quito sont liées au besoin
d’approfondir l’analyse et la révision du traité ALADI (Association
latino-américaine d’intégration), qui constitue encore le schéma en vigueur
pour les paiements multilatéraux, ainsi que le fonctionnement des diverses
institutions multilatérales, en particulier la Banque interaméricaine de
Développement (BID) et la Corporation andine de Financement (CAF).
Les délégations et représentants des divers pays s’accordent
sur la nécessité d’orienter les actions communes vers la construction d’une
nouvelle architecture financière à même de promouvoir l’émergence de nouvelles
institutions et d’inciter à une reformulation des objectifs assignés aux
institutions en place.
Comme vous l’indiquez, l’UNASUR a, une fois de plus,
constitué l’espace pertinent, permettant de répondre de manière solidaire,
conséquente et efficace aux attentes de la population haïtienne avec la
création d’un fonds de 100 millions de dollars, qui est surtout destiné à la
reconstruction de l’architecture institutionnelle de l’Etat d’Haïti, à aider
ses dirigeants à se prendre en main tout en garantissant leur indépendance
vis-à-vis de certains pays ou intérêts prédateurs qui prétendent profiter du
malheur causé par cette catastrophe naturelle. L’UNASUR sollicitera également
la BID pour qu’une somme supplémentaire de 200 millions de dollars lui soit
allouée.
L.L.D. : Plus d’un an après le rappel de leurs ambassadeurs
respectifs, votre pays appelle à un changement de l’attitude des Etats-Unis à
son égard en vue de la conclusion d’un accord de « respect mutuel ». Comment
cette évolution pourrait-elle, selon vous, se matérialiser ? Compte tenu de
l’intérêt objectif que représente pour la Bolivie le renouvellement de l’accord
de commerce préférentiel avec les Etats-Unis, quelles pourraient-être les bases
d’une relance de la coopération entre les deux pays dépassant le cadre de la
lutte contre le trafic de drogue ?
S.E.Mme L.C.S. : Notre gouvernement a réitéré sa volonté de
maintenir des relations transparentes avec les Etats-Unis. Nos relations
diplomatiques devraient surtout se caractériser par le respect de la
souveraineté de chaque pays et la non-ingérence dans les affaires intérieures.
Celle-ci pourrait se traduire en matière de politique intérieure, par une
abstention à l’octroi de « subventions » aux partis politiques. La lutte
conjointe contre la pauvreté, l’iniquité sociale et la lutte contre le racisme
devraient en tous les cas nous rapprocher sur un terrain d’entente et d’efforts
communs. Nous espérons très sincèrement renouer des relations de respect
mutuel.
L’accord de commerce préférentiel que vous évoquez,
l'APTDEA, est un accord qui subordonne la coopération bilatérale à la lutte
contre le trafic de drogue – telle que l’entendent les Etats-Unis – et qui n’a
pas été renouvelé par le Congrès américain, à la demande du gouvernement. Les
Etats-Unis s’arrogent ainsi le rôle de juge et partie, sans prendre en compte que
le projet F-57 des Nations unies est l’unique instance internationale
compétente pour le contrôle de la culture de la feuille de coca.
Entre les années 2000 et 2005, les gouvernements antérieurs
avaient à peine saisi 49 tonnes de cocaïne. Mais avec la mise en œuvre de notre
politique d’Etat, plus digne et souveraine, sans participation des Etats-Unis,
nous avons réalisé une saisie historique de plus de 93 tonnes de drogue. Les
chiffres sont à cet égard plus évocateurs que la rhétorique et la désinformation
de certaines institutions des Etats-Unis.
Les expulsions de l’ancien ambassadeur Philip S. Golberg, du
Chargé d'Affaires a.i. et de l’Agence anti-drogue des Etats-Unis (DEA) ont
constitué la réponse claire et nette de notre gouvernement à une nouvelle et
honteuse ingérence de ce pays dans nos affaires intérieures, qui s’est surtout
manifesté à un moment où se déroulait un plan de déstabilisation politique,
avec une tentative de coup d’Etat civico-préfectoral (septembre 2008) ayant
fait couler le sang bolivien. La Charte des Nations unies et la Convention de
Vienne sur les relations diplomatiques interdisent clairement ce genre
d’ingérence, qui fait encore partie, malheureusement, de la politique étrangère
du XXIème siècle d’un Etat en plein déclin.
Il faut en outre rappeler à nos lectrices et lecteurs, que
l’ancien ambassadeur des Etats-Unis en Bolivie Philip S. Golberg, occupait
auparavant le poste d’ambassadeur en ex-Yougoslavie et a été très actif durant
l’éclatement de cette région d’Europe.
Il est vrai aussi que l’APTDEA a permis la création de plus
de 52 000 emplois directs dans notre pays et a soutenu un bon équilibre de
notre balance commerciale, en faveur de la Bolivie avec un bilan positif évalué
à plus de 100 millions de dollars. Cependant, vous le savez, la dignité et la
souveraineté passent avant tout ; c’est la raison pour laquelle nous avons fait
appel à un important déploiement diplomatique et à la solidarité de nos voisins
qui ont débouché sur la conclusion d’un accord bilatéral avec le Brésil pour
faciliter l’exportation de nos produits textile et substituer le marché
nord-américain par celui de ce pays voisin. Cette initiative constitue encore
un autre exemple de réactivité et de créativité pour faire face à certains
instruments de « pression », cette fois par la voie de la guerre commerciale.
En résumé, nos relations diplomatiques et commerciales avec
les Etats-Unis doivent devenir un exemple de respect mutuel, dénarcotisées,
faisant abstraction de tout conditionnement politique qui puisse nuire ou
affecter notre dignité et notre souveraineté. Nous attendons également des pays
développés une importante réduction de leur consommation de drogues, une lutte
plus efficace contre le crime organisé et contre le blanchiment d’argent dans
les paradis fiscaux et judiciaires.
D’autre part, je tiens à souligner qu’il faut faire la
distinction avec la feuille de coca, en tant que telle, qui fait partie de
notre patrimoine et de notre identité culturelle, d’ailleurs inscrite dans la
nouvelle constitution de notre pays. Ces raisons expliquent nos initiatives
diplomatiques pour initier un processus de dépénalisation de la mastication de
la feuille de coca, qui avait été incluse dans la Convention contre le trafic
des stupéfiants de l’ONU de 1961. Le Président Evo Morales a invité les experts
des Nations unies à se rendre sur place et expérimenter par eux-mêmes sa
différence substantielle avec la drogue, la feuille de coca n’étant en aucun
cas de la cocaïne.
L.L.D. : A l’image du projet de lancement d’un satellite
bolivien en partenariat avec la Chine, la diplomatie bolivienne a intensifié la
diversification de ses partenaires dans le monde. Au-delà de ce projet, quelles
sont les perspectives de développement des relations sino-boliviennes ? Quels
nouveaux atouts le partenariat énergétique et militaire conclu avec la Russie
en février 2009 apporte-t-il à l’essor de votre pays ? Comment décririez-vous
la place qu’occupe l’Union européenne dans le renouveau du volontarisme
diplomatique bolivien ?
S.E.Mme L.C.S. : Tupac Katari est le nom d’un de nos anciens
leaders indigènes vivant au XVIIIème siècle (avant même notre indépendance
formelle en 1825). Ce sera le nom que portera notre nouveau satellite, dont le
début de la construction est prévue au printemps 2010.
La Chine est notre partenaire dans cette aventure qui nous
permettra de réaffirmer notre indépendance en matière de télécommunications.
Celle-ci fait, sans aucun doute, partie du processus de développement rapide de
nos relations chaleureuses avec la Chine, dans un contexte mondial où les
enjeux géopolitiques sont revenus en tête de l’ordre du jour.
Ce satellite aura un effet positif pour le développement de
la Bolivie. D’une part, il répond à la nécessité de réduire la fracture
numérique, d’atteindre toutes les régions du pays en matière de
télécommunications téléphoniques et internet, même les zones les plus isolées,
en fournissant aussi des services liés à la télé-éducation, la télé-santé, la
cartographie environnementale de nos ressources, et qui permettra d’agir en cas
de catastrophes naturelles. On espère, bien évidemment, une baisse des coûts
des télécommunications, qui sont, à l’heure actuelle, parmi les plus élevées en Amérique latine.
Nos relations avec la Chine ne concernent pas seulement la
simple construction et mise en orbite du satellite, mais aussi un transfert de
technologie et la formation de nos experts, inaugurant une nouvelle page dans
l’histoire de la Bolivie : l’ère spatiale et nos regards croisés avec l’Asie,
la Chine en l’occurrence.
En ce qui concerne nos relations avec l’Union européenne,
celles-ci se développent dans le cadre d’une coopération dans divers programmes
et projets en matière minière et alimentaire, mais aussi de protection de notre
environnement, comme c’est le cas du Lac Poopo, localisé dans le département de
Oruro.
Une coopération et un soutien financier plus conséquent de
l’UE en matière de lutte contre le trafic de drogue et le blanchiment d’argent
seront fondamentales pour le développement de notre politique d’Etat dans ces
domaines, en coordination avec nos pays voisins.
L’Union européenne joue aussi un rôle important pour
parvenir à un meilleur équilibre des relations Nord/Sud. Elle est aussi, de par
son histoire, à même d’être à l'écoute de nos points de vue. C’est ce qui
explique aussi le climat favorable à l’accueil des entreprises privées
européennes quand elles s’installent en Bolivie.
Nos points de frictions avec l’UE se sont néanmoins révélés
lors des négociations des accords commerciaux entre celle-ci et la Communauté
andine des Nations (CAN). D’un côté, l’UE souhaite, en effet, nous engager dans
la voie de la libéralisation totale de nos économies, même dans des secteurs
stratégiques, sans prendre en compte d’autres types de libéralisation comme
celle de la libre circulation des personnes, en l’occurrence des migrants,
conformément aux traités internationaux et d’autres aspects qui doivent
impérativement être pris en compte, tel que l’asymétrie de nos économies, nos
législations, nos us et coutumes.
Malheureusement, l’UE a fait le choix de proposer aux pays
voisins de la CAN des accords bilatéraux de libre-échange, ce qui a provoqué
des tensions internes au sein de cette dernière. Or ces négociations
bilatérales ont été engagées en dépit des négociations de bloc à bloc, et en
violation des traités et accords régionaux de la zone andine, qui dispose aussi
d’un droit communautaire et même d’une juridiction pour la faire respecter.
Je vous rappelle en outre que les présidents de la CAN ont
souscrit à la fameuse « Déclaration de Tarija », où ils s’engagèrent à
continuer sur la voie de l’unité et de négociations de bloc à bloc avec l’UE,
ce qui n’a pas été respecté. Nous espérons dès lors que le Tribunal andin se
prononcera sur les quatre requêtes soumises par l’Etat Plurinational de Bolivie
dans ce dossier, dont l'enjeu est important si nous voulons préserver notre
droit communautaire, son développement et le processus d’intégration du
sous-continent.
L.L.D. : En marge des cérémonies d’investiture du 21 janvier
2010, le Président Evo Morales a reçu en audience le Secrétaire d’Etat français
à la Coopération et à la Francophonie Alain Joyandet. Dans le sillage de la
visite du Président Evo Morales à Paris en février 2009, quelles orientations
cette rencontre a-t-elle permis d’étudier en vue d’accroître les liens
bilatéraux ? Comment le projet de création d’une école d’administration
publique avec le soutien de la France a-t-il évolué ? A l’instar du potentiel
de coopération dans le domaine du lithium, quelles autres synergies économiques
pourraient-être promues entre les deux pays ?
S.E.Mme L.C.S. : Les grandes orientations de nos relations
bilatérales sont tournées vers le tourisme, l’attraction de nouveaux
investisseurs, la promotion des exportations de produits boliviens à forte
valeur ajoutée, dont certaines niches du marché n’ont pas encore bien été
explorées et exploitées, mais aussi l’investissement dans le développement
intégral de chaînes de production dans le secteur industriel dans certains
domaines prometteurs comme le lithium.
La visite officielle à Paris, en février 2009, du Président
Evo Morales et sa rencontre avec le Président Nicolas Sarkozy, ont eu pour but
relancer nos relations bilatérales et d’échanger des points de vue dans des domaines
divers.
Notre intérêt est donc centré sur la connaissance du
savoir-faire français en matière d’infrastructures énergétiques, ferroviaires,
routières, minières et d’ingénierie civile, qui pourrait se concrétiser sur la
base de la formulation de propositions globales comprenant des mécanismes
bilatéraux de financement.
L’Ambassade de Bolivie a ainsi prévu pour l’année 2010
plusieurs rencontres et réunions avec des entrepreneurs et investisseurs
potentiels français, par le biais du MEDEF et de divers salons organisés en
France. Il s’agit aussi de maintenir les relations cordiales et bonnes que nous
entretenons avec notre partenaire Total, avec lequel nous organisons
périodiquement des réunions de coordination.
Le tourisme, comme je l’indiquais, représente aussi un
secteur en plein essor en Bolivie, en raison de sa biodiversité, de ses
nombreuses cultures et de 36 ethnies qui le compose, ses paysages, ses climats
variés sur une superficie équivalant à deux fois celle de la France (1 098 581
km2).
La promotion de la coopération décentralisée constitue
également un domaine stratégique, compte tenu de la nouvelle organisation
politique et administrative de la Bolivie et de celle existant en France, avec
ses collectivités locales qui peuvent jouer un rôle clé dans le développement
de notre « diplomatie entre les peuples », qui forme l’un des piliers de notre
politique étrangère.
L’Ecole de Gestion Publique Plurinationale (EGPP) a inauguré
ses activités en septembre 2009 avec le soutien de la France. Il s’agit d’une
institution prometteuse pour la définition d’une politique publique de
recrutement, la formation continue des fonctionnaires publics et l’amélioration
de leurs compétences dans un esprit de service public et de défense de
l’intérêt général, conformément à notre nouvelle constitution.
L’accueil et l’hospitalité font parties de notre mode de vie
en tant que peuples autochtones. La Bolivie offre de multiples opportunités à
ceux qui aiment le « vivre bien » en harmonie avec la nature et à celles ou
ceux qui souhaitent développer de nouvelles initiatives économiques, mais je le
réitère, toujours dans le respect de notre Mère-Terre, Pachamama.
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