Lundi 22 Avril 2019  
 

N°124 - Quatrième trimestre 2018

La lettre diplometque
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     Bolivie
 
  S.E.Mme / H.E. Luzmila Carpio SANGÜEZA

Une identité réaffirmée

 

Avec l’adoption d’une nouvelle constitution instaurant un Etat plurinational, la Bolivie ouvre un nouveau chapitre de son histoire consacrant le rôle des peuples amérindiens au sein de son tissu social et politique. Fort de la réélection du Président Evo Morales en décembre 2009, S.E.Mme Luzmila Carpio Sangüeza, Ambassadeur de Bolivie en France, nous livre ses aspirations en faveur d’un modèle de développement alternatif s’appuyant sur la valorisation des immenses ressources naturelles du pays dans le respect de ses valeurs ancestrales.

 

La Lettre Diplomatique : Madame l’Ambassadeur, premier chef d’Etat amérindien de Bolivie, le Président Evo Morales a été réélu avec 64% des suffrages le 6 décembre 2009. Pourriez-vous décliner ses priorités dans la mise en œuvre de la nouvelle constitution adoptée par référendum en janvier 2009 ? Plus largement, comment définiriez-vous le tournant que représente pour l’histoire bolivienne l’instauration d’un Etat « plurinational » promouvant l’autonomie des communautés autochtones ?

S.E.Mme Luzmila Carpio Sangüeza : A la différence du premier mandat du Président Evo Morales qui fût marqué par une orientation plus politique, son deuxième mandat (2010-2015) sera caractérisé par la gestion publique de grands investissements  et de projets de nature économique et sociale. Ceux-ci feront de la Bolivie un pays plus équitable, disposant d’une véritable justice sociale et d’un plus grand dynamisme, où l’Etat occupera un rôle prépondérant, en particulier dans les secteurs stratégiques, dont la gestion des ressources naturelles, l’amélioration des infrastructures du pays, le renforcement de la capacité de production, la souveraineté et la sécurité alimentaires.

Cette deuxième étape n’était pas possible sans un réajustement politique préalable de la gouvernance du pays, dont les partis et mouvements politiques étaient déphasés et déconnectés de la réalité et du peuple, avec une classe élitiste, voire même cleptomane et soumise à des intérêts privés.

Cette rénovation politique, pour qu’elle soit durable, devait passer par un changement des règles et principes constitutionnels, qui constitue aussi une garantie pour éviter les pillages du passé.

Notre gouvernement a prévu dans le cadre de ce deuxième mandat un programme d’investissements publics estimé à 32 milliards de dollars (soit 20 milliards d’euros) disposant d’une orientation clairement tracée et formulée dans le Plan national de Développement. Nous cherchons ainsi à attirer de nouveaux investisseurs dans une logique « gagnant-gagnant », à leur assurer une sécurité juridique et surtout une transparence dans nos rapports.

Une des promesses du Président Evo Morales était l’adoption et la mise en vigueur d’une nouvelle constitution pour recréer un nouvel Etat plurinational avec la participation de tous les secteurs et toutes les catégories de la société bolivienne. Cette tâche fût ardue et a fait l’objet de nombreuses tentatives de déstabilisations. Finalement, l’Assemblée constituante a adopté avec deux tiers des votes le nouveau texte fondamental, de surcroît ratifié par le peuple par voie référendaire. La Constitution de l’Etat plurinational de Bolivie est ainsi en vigueur depuis le 7 février 2009, date de sa promulgation et de sa publication.

Ce deuxième mandat sera aussi caractérisé par la mise en œuvre de cette constitution, qui implique l’adoption de nombreuses lois organiques pour affiner la restructuration de l’Etat et assurer sa cohérence et sa complémentarité avec les statuts des divers types d’autonomies au niveau régional et des peuples autochtones.

La reconnaissance de l’autonomie des peuples autochtones d’Amazonie, de la partie orientale et du Chaco bolivien ont été revendiquées pour la première fois en 1982, mais leurs demandes ont toujours été ignorées. La nouvelle constitution reconnaît maintenant ces autonomies à divers échelons : départemental, régional, municipal et celui des peuples autochtones.

Notre président a garanti l’application de ces principes constitutionnels. En Bolivie, 62% de la population a déclaré être descendant d’au moins un peuple autochtone et c’est cette reconnaissance identitaire qui forme la base de la construction du nouveau modèle étatique, structuré à partir des principes d’autonomie solidaire, d’inclusion et d’une plus grande équité.

Je pense que notre point fort est d’avoir constitutionnalisé les autonomies et le droit des peuples autochtones, sur la base de leur droit à la libre autodétermination et à l’autogestion de leur propre territoire, tant au niveau régional que local, ainsi que le droit à pouvoir s’appuyer sur des moyens financiers suffisants, conformément à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones de 2007.

La Bolivie compte ainsi 36 peuples autochtones et 327 municipalités autonomes. Si l’un de ces peuples autochtones souhaite voir son territoire reconnu comme autonome, celui-ci peut dès lors appliquer ses us et coutumes.

Cependant, les statuts des autonomies doivent impérativement être en accord avec les principes de la Constitution et seront encadrés par la future loi des autonomies, qu’adoptera prochainement la nouvelle Assemblée législative plurinationale.

Je suis moi-même originaire du peuple Quechua et je suis convaincue, au regard de l’histoire de mon pays, que d’importants acquis ont été obtenus et ce malgré la complexité sociale de la société bolivienne.

 

L.L.D. : Avec 3,5% de croissance en 2009 selon les estimations du CEPAL, l’économie bolivienne confirme son fort dynamisme malgré la crise internationale. Quelles mesures sont-elles privilégiées pour maintenir ce rythme de croissance et intensifier la lutte contre la pauvreté ? Compte tenu de sa dépendance à l’égard de ses exportations de matières premières, comment la diversification de son tissu industriel est-elle envisagée ?

 

S.E.Mme L.C.S. :  Les secteurs économiques générant la plus forte croissance économique sont sans aucun doute ceux des hydrocarbures, des mines, de la construction et des transports. Ces quatre secteurs, à eux seuls, forment la locomotive économique du pays. Un développement adéquat des autres secteurs, grâce à nos réserves financières (épargne), l’exportation de produits non-traditionnels à valeur ajoutée et l’augmentation des prix de certains minerais sur le marché international représentent autant d’atouts pour notre pays, sans oublier le secteur stratégique des hydrocarbures. Ceux-ci ont permis de financer nos programmes sociaux, la restructuration de l’Etat et d’accroître considérablement les capacités financières de l’Etat, et en particulier, celle de notre banque centrale. Les réserves nettes de devises internationales de la Banque centrale de Bolivie se sont ainsi accrues de plus de 400% entre 2006 et 2009, assurant une plus grande liquidité et solidité à la structure financière et monétaire du pays, et facilitant l’accès au crédit interne et externe à bas prix.

Grâce à ces performances, à une croissance économique soutenue de 5% et à un taux d’inflation qui n’excède pas 4,5%, le Ministère de l’Economie et des Finances publiques a pu présenter un nouveau Plan d’investissement public pour la période 2010-2015, portant sur un montant de 32 milliards de dollars. Il a pour objectif l’industrialisation de nos ressources naturelles (33% est destiné aux entreprises de ce domaine d’activité, dont une partie pour l’exportation de produits à valeur ajoutée), l’accroissement de nos capacités de production, le développement de l’infrastructure routière et ferroviaire (12%), ainsi que la diversification de l’économie  par la mise en œuvre de diverses méthodes de développement. 20% de ce programme est par ailleurs destiné aux services publics relatifs à l’accès à l’eau, à l’électricité, à l’assainissement et aux télécommunications (avec le satellite géostationnaire Tupac Katari).

Il s’appuie sur des stratégies de financement externe et interne, faisant appel à la participation du secteur privé, sur les mêmes principes qui ont prévalu et prévalent encore, dans le secteur des hydrocarbures, c’est-à-dire la conclusion d’accords de partenariat d’égal à égal entre les entreprises privées et l’Etat et/ou l’accès à des prêts sous certaines conditions.

La structure de ce vaste programme d’investissement quinquennal repose sur cinq axes, baptisés comme suit :

– « Patrie-Unie » : qui correspond à un investissement programmé de 32 millions de dollars, consacré à la cohésion sociale et à diverses autonomies ;

– « Grande Patrie industrielle » prévoyant 24,62 milliards de dollars en faveur de l’industrialisation de l’économie à partir des ressources naturelles existantes (soit 76% de cet investissement quinquennal) ;

– « Patrie forte » consacrant 1,21 milliard de dollars à la création d’emplois et à l’accroissement des capacités de production ;

– « Patrie Assurance pour Tous » portant sur 6,44 milliards de dollars destinés à la mise en place d’une sécurité sociale universelle ;

– « Patrie Libre-Symbole Mondial », à laquelle sont alloués 250 millions de dollars.

Les secteurs prioritaires de ce programme sont l’énergie, l’extraction et l’industrialisation des matières premières et minières, l’agro-pisciculture et l’hydroélectricité. Les allocations sociales seront en outre maintenues avec une tendance à augmenter sur le plan qualitatif et quantitatif.

En Bolivie, la pauvreté constitue encore un défi à relever. Sa diminution se traduira progressivement grâce à la création de nouveaux et de meilleurs emplois. Récemment, le Ministère de la Planification du développement a inauguré le programme Plan Vida (Plan Vie), mis en œuvre avec succès au nord de Potosi, l’un des neuf départements qui comptent avec l’indice de pauvreté le plus élevé et les plus faibles revenus per capita.

L’application progressive de ce programme dans le reste du territoire dépend des critères de pauvreté et de l’indice de développement humain qui sont évalués sur la base de l’alimentation, des services d’assainissement, de la santé, du degré d’éducation et de la production. Mais je tiens aussi à souligner que notre plus grande richesse réside dans notre mode de vie, simple, en harmonie avec la nature ; une logique qui n’est toujours pas bien comprise sous d’autres latitudes.

 

L.L.D. : Dans quelles conditions le gouvernement bolivien compte encourager les investissements étrangers en vue de valoriser son potentiel économique et dans quels secteurs d’activité ?

 

S.E.Mme L.C.S. : La Bolivie a exprimé et affiché à maintes reprises une politique définie par des règles claires à l’égard des entreprises étrangères, dans le cadre de laquelle les investisseurs sont les bienvenus sous la prémisse fondamentale du respect d’un rapport égalitaire et d’un esprit de partenariat, contrairement au rapport Etat-employé versus Entreprise-patron qui a prévalu par le passé. Les investissements dans le secteur des hydrocarbures sont la preuve concrète de ce nouveau type de rapport depuis mai 2006.

Les investissements réalisés dans le secteur hydroélectrique (production, transmission et distribution) ont, par ailleurs, permis au pays de mettre en place une infrastructure électrique moderne et fiable. En outre, les secteurs stratégiques de l’économie bolivienne ont été transférés à des administrations autonomes sous la supervision d’entités régulatrices. Ce nouveau cadre normatif d’administration et de contrôle a pour but de renforcer l’activité du secteur privé et d’offrir plus de sécurité juridique à l’investisseur.

La Bolivie offre, sans aucun doute, un climat favorable pour les investissements, une structure économique, financière et monétaire solide et un système fiscal simplifié. Il convient de rappeler que la Bolivie a signé avec de nombreux pays des accords de promotion et de protection des investissements, ainsi que pour éviter la double imposition fiscale, tout en garantissant les mêmes traitement et conditions qu’aux investisseurs nationaux.

Les avantages de notre pays pour les investisseurs pourrait être plus précisément déclinés comme suit :

– un environnement favorable pour les affaires, dont la Banque mondiale et le Vice-Président du Fonds monétaire international ont bien souligné et confirmé, malgré nos divergences, le climat de confiance et propice aux investisseurs ;

– un pays leader dans la région sud-américaine en ce qui concerne la réforme des structures institutionnelles ;

– un système démocratique, représentatif et participatif, avec un régime politique et économique stable ;

– une économie générant une croissance soutenue ;

– un positionnement géographique stratégique en plein cœur du continent sud-américain, avec un accès facile vers et depuis les pays limitrophes ;

– un accès à divers marchés internationaux et projets d’infrastructures routières et ferroviaires en cours de mise en œuvre qui faciliteront davantage cet accès.

Le gouvernement a par ailleurs prévu le développement de plusieurs méga-projets d’industrialisation, tels la construction de raffineries, de nouveaux gazoducs et oléoducs, de diverses infrastructures pour élargir la couverture de nos réseaux de télécommunications ainsi qu’un satellite géostationnaire, de nouvelles usines de transformation des minerais, dont le lithium et le potassium, en produits finis destinés à l’exportation et à satisfaire la demande mondiale en croissance constante. Les autres secteurs productifs à forte valeur ajoutée sont le coton, les fibres fins (alpaga, lama), le cuir, les oléagineux, le café, la quinoa, le vin, la joaillerie.

 

L.L.D. : Détenant les secondes réserves gazières d’Amérique du Sud, la Bolivie a fait de cette ressource un vecteur majeur de sa politique étrangère, notamment dans le cadre de l’Opegasur (Organisation des pays producteurs et exportateurs de gaz d’Amérique du Sud). Près de trois ans après la création de celle-ci, à quelles réalisations a-t-elle donné lieu ? Comment analysez-vous les possibilités d’un règlement du différend maritime bolivien avec le Chili et le Pérou ? Au-delà de la participation de votre pays et de l’Iran au Forum des pays producteurs de gaz (GEFC), quels autres facteurs motivent leur rapprochement confirmé par la visite du Président Mahmoud Ahmaninejad à La Paz le 25 novembre 2009 ?

 

S.E.Mme L.C.S. : La nationalisation du 1er mai 2006 a été un succès pour une restructuration plus équitable de nos rapports avec les entreprises multinationales pétrolières, lesquelles ont bien accepté la nouvelle constitution dont s’est doté le peuple bolivien ; ce toujours dans un esprit « gagnant-gagnant » et dans la clarté des règles du jeu.

En ce qui concerne nos relations avec le Chili, il faut rappeler à nos lecteurs que lors de sa fondation le 6 août 1825, la Bolivie possédait une côte maritime de plus de 400 km sur l’océan du Pacifique et c’est, suite à la « Guerre du Nitrate » ou « Guerre du Pacifique » avec le Chili, incitée par de puissants intérêts britanniques, que notre pays s’est vu privé de sa souveraineté sur ce territoire. Cela explique l’interruption de nos relations diplomatiques avec le Chili et notre revendication historique pour récupérer nos plages, mais sans pour autant nous empêcher d’avancer et de nous rapprocher du Chili.

Nos deux pays se sont ainsi accordés sur une feuille de route historique en treize points lors du premier mandat du Président Evo Morales, et pour laquelle la Présidente sortante du Chili, Mme Bachelet, a joué un rôle fondamental. Celle-ci vise à faire évoluer nos relations bilatérales et tenter de résoudre amicalement nos différends, dont celui portant sur notre revendication maritime. Elle représente ainsi un succès de notre « diplomatie entre les peuples », l’un des piliers de notre politique étrangère. La présence du Président Evo Morales lors de l’investiture du nouveau Président chilien, M. Sebastian Piñera, et le match de football joué par les deux équipes nationales, sont des signes sans équivoque d’une autre forme de pratiquer la diplomatie et de jeter des ponts d’entente et dialogue, au-delà des antagonismes idéologiques.

Il est en outre intéressant de constater que la plupart de conflits armés qui nous ont opposés à nos pays voisins et frères, ont été provoqués artificiellement par les motivations et les intérêts rapaces et prédateurs d’anciennes puissances économiques ou d’entreprises transnationales à l’égard de nos ressources naturelles ; un autre exemple est la guerre du Chaco (1932-1935) qui nous opposa au Paraguay et qui fût déclenchée en raison de la voracité et de la belligérance de deux entreprises transnationales pétrolières (américaine et britannique) qui pensèrent avoir trouvé du pétrole dans la région du Chaco ; rumeurs qui se révélèrent infondées, mais qui coûtèrent la vie à des milliers de Boliviens et Paraguayens au cours de l’une des guerres les plus meurtrières de l’histoire sud-américaine.

S’agissant de votre dernière question, la visite en Bolivie du Président iranien, M. Mahmoud Ahmaninejad, s’inscrit dans l’agenda de nos relations diplomatiques classiques, entre Etats qui partagent des projets communs ; tout comme d’autres pays européens maintiennent des relations diplomatiques avec l’Iran, la Bolivie a fait le choix politique d’une diplomatie d’ouverture vers d’autres horizons et cultures, qui marque aussi la reconnaissance d’un monde géopolitiquement multipolaire.

 

L.L.D. : Réuni à Cochabamba le 17 octobre 2009, le VIIème sommet de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) a entériné l’adoption du traité constitutif du Sucre (Système unique de compensation régionale). Quel calendrier est-il envisagé pour l’adoption d’une monnaie commune ? Quels en sont les objectifs ? A l’instar de l’adoption d’une position commune sur les droits de la « Terre-Mère », quelles sont les autres initiatives envisagées, notamment avec vos partenaires vénézuélien et équatorien ?

 

S.E.Mme L.C.S. : Depuis le mois de mars 2010, la Bolivie et d’autres pays membres peuvent effectuer leurs opérations commerciales par le biais du Système unique de Compensation régionale (SUCRE). Le Vice-Ministre bolivien chargé des exportations nous a informé que sa mise en œuvre opérationnelle est pratiquement au point, quelques détails restant seulement à coordonner avec les autres pays partenaires et membres de l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples de notre Amérique (ALBA).

Le SUCRE a comme finalité de créer et de constituer la base d’une nouvelle architecture financière mondiale qui permettra au monde de s’émanciper du dollar nord-américain, compte tenu de ses grandes fluctuations et de son actuelle faiblesse par rapport aux autres devises.

La valeur du SUCRE sera le fruit de la pondération d’un panier de devises, évaluée en fonction du poids commercial de chaque pays. Nous sommes heureux de savoir que le Venezuela et Cuba ont réalisé leur première opération commerciale en ayant recours au SUCRE le 3 février 2010 (la transaction inaugurale s’est faite pour un montant de 108 000 SUCRE, correspondant au paiement de 360 tonnes de riz d’un total de 8 000 tonnes qui seront livrées par le Venezuela à Cuba).

Le SUCRE constitue à la fois un mécanisme monétaire concret pour les échanges commerciaux et un exemple politique pour le renforcement du processus d’intégration latino-américain et des Caraïbes, dans le respect de notre propre histoire, identité et savoir-faire.

Je vous avoue, par ailleurs, que le Sommet mondial de Copenhague nous a profondément déçu et illustre bien, une fois de plus, que la volonté des peuples n’a pas été respectée par ceux qui sont censés les représenter et qui n’ont pas osé prendre des décisions contraignantes et nécessaires. C’est face à l’urgence de promouvoir des initiatives et des actions concrètes que le Président Evo Morales a lancé un appel international en faveur de la Conférence mondiale des Peuples sur le Changement climatique et des Droits de la Mère-Terre.

Cet important rendez-vous avec l’histoire et nos obligations morales envers la Mère-Terre aura lieu du 20 au 22 avril 2010 à Cochabamba-Bolivie. Il répond à notre philosophie, nos convictions politiques et représente notre contribution à la construction d’un consensus et de nouveaux accords au niveau international qui soient contraignants et respectés par tous les Etats et les grandes sociétés transnationales.

La création d’une juridiction internationale de l’environnement représente en effet une garantie du respect effectif des engagements internationaux contractés par les Etats, l’exemple du manquement aux obligations du Protocole de Kyoto constituant le fondement et la justification même de la proposition bolivienne.

Notre initiative est cohérente avec notre philosophie ancestrale, qui nous enseigne que le concept de « vivre bien » (ou Sumaq Kawsay en quechua, Sumaq Kamaña en aymara) implique un mode de vie d’harmonie entre l’action de l’être humain et la nature, la Pachamama, la Mère-Terre. Bien évidemment, il induit un certain comportement et une manière de vivre adaptée, en opposition au mode de vie actuel, consumériste et qui contraste par la voracité et le superflu du « vivre mieux », aux dépens d’autrui, même s’il faut l’écraser et détruire les écosystèmes.

Nous espérons une participation importante des peuples qui partagent ces valeurs communes avec notre planète Mère-Terre et que les dirigeants de tous les pays prennent les bonnes décisions, de manière opportune, mais aussi en prenant en compte les principes de souveraineté, la voix des peuples et leur environnement. Pour notre part, nous disons: « La Terre ne nous appartient pas, c’est nous qui appartenons à la Terre… ».

 

L.L.D. : Membre fondateur de l’UNASUR, la Bolivie abritera le futur siège du Parlement sud-américain. Comment votre pays entend-il favoriser l’approfondissement du processus d’intégration régional ? Au regard des conclusions du sommet organisé à Quito en février 2010, quelles orientations préconisez-vous en faveur du renforcement de la coordination des politiques financières sud-américaines ? Considérant l’urgence de la reconstruction d’Haïti, comment les capacités d’action commune de l’UNASUR pourraient-elles être accrues ?

 

S.E.Mme L.C.S. : La Bolivie est perçue par la communauté internationale comme un pays ayant vocation à l’intégration de par son identité plurinationale, sa complexité sociale, son emplacement géopolitique et la présence à sa tête du premier président originaire du peuple Aymara, qui a réussi à changer l’image de la Bolivie dans le monde.

Tous les gouvernements sud-américains, qu’ils soient de gauche, socio-démocrate ou conservateur, ont conclu l’un des accords d’intégration régionale les plus ambitieux, créant l’Union des Nations de l’Amérique du Sud (UNASUR), sur la base d’un dénominateur commun : les infrastructures, l’échange culturel entre les peuples et la libre circulation des personnes. La Bolivie est un acteur politique incontournable et un facteur de cohésion, tout en étant également la première bénéficiaire du rôle que cette organisation peut jouer à certains moments clé. D’ailleurs, le siège du futur Parlement de l’UNASUR sera accueilli par Cochabamba, la troisième ville la plus importante de Bolivie.

Un des exemples de son apport est la « Déclaration de la Monnaie » (Declaración de la Moneda) prononcée et signée par tous les chefs d’Etat et de gouvernement de l’UNASUR, suite à la tentative de coup d’Etat civico-préfectoral menée en Bolivie au mois de septembre 2008, qui a été, sans aucun doute, un facteur déterminant pour désamorcer le plan de déstabilisation du pays.

Les conclusions de la réunion de Quito sont liées au besoin d’approfondir l’analyse et la révision du traité ALADI (Association latino-américaine d’intégration), qui constitue encore le schéma en vigueur pour les paiements multilatéraux, ainsi que le fonctionnement des diverses institutions multilatérales, en particulier la Banque interaméricaine de Développement (BID) et la Corporation andine de Financement (CAF).

Les délégations et représentants des divers pays s’accordent sur la nécessité d’orienter les actions communes vers la construction d’une nouvelle architecture financière à même de promouvoir l’émergence de nouvelles institutions et d’inciter à une reformulation des objectifs assignés aux institutions en place.

Comme vous l’indiquez, l’UNASUR a, une fois de plus, constitué l’espace pertinent, permettant de répondre de manière solidaire, conséquente et efficace aux attentes de la population haïtienne avec la création d’un fonds de 100 millions de dollars, qui est surtout destiné à la reconstruction de l’architecture institutionnelle de l’Etat d’Haïti, à aider ses dirigeants à se prendre en main tout en garantissant leur indépendance vis-à-vis de certains pays ou intérêts prédateurs qui prétendent profiter du malheur causé par cette catastrophe naturelle. L’UNASUR sollicitera également la BID pour qu’une somme supplémentaire de 200 millions de dollars lui soit allouée.

 

L.L.D. : Plus d’un an après le rappel de leurs ambassadeurs respectifs, votre pays appelle à un changement de l’attitude des Etats-Unis à son égard en vue de la conclusion d’un accord de « respect mutuel ». Comment cette évolution pourrait-elle, selon vous, se matérialiser ? Compte tenu de l’intérêt objectif que représente pour la Bolivie le renouvellement de l’accord de commerce préférentiel avec les Etats-Unis, quelles pourraient-être les bases d’une relance de la coopération entre les deux pays dépassant le cadre de la lutte contre le trafic de drogue ?

 

S.E.Mme L.C.S. : Notre gouvernement a réitéré sa volonté de maintenir des relations transparentes avec les Etats-Unis. Nos relations diplomatiques devraient surtout se caractériser par le respect de la souveraineté de chaque pays et la non-ingérence dans les affaires intérieures. Celle-ci pourrait se traduire en matière de politique intérieure, par une abstention à l’octroi de « subventions » aux partis politiques. La lutte conjointe contre la pauvreté, l’iniquité sociale et la lutte contre le racisme devraient en tous les cas nous rapprocher sur un terrain d’entente et d’efforts communs. Nous espérons très sincèrement renouer des relations de respect mutuel.

L’accord de commerce préférentiel que vous évoquez, l'APTDEA, est un accord qui subordonne la coopération bilatérale à la lutte contre le trafic de drogue – telle que l’entendent les Etats-Unis – et qui n’a pas été renouvelé par le Congrès américain, à la demande du gouvernement. Les Etats-Unis s’arrogent ainsi le rôle de juge et partie, sans prendre en compte que le projet F-57 des Nations unies est l’unique instance internationale compétente pour le contrôle de la culture de la feuille de coca.

Entre les années 2000 et 2005, les gouvernements antérieurs avaient à peine saisi 49 tonnes de cocaïne. Mais avec la mise en œuvre de notre politique d’Etat, plus digne et souveraine, sans participation des Etats-Unis, nous avons réalisé une saisie historique de plus de 93 tonnes de drogue. Les chiffres sont à cet égard plus évocateurs que la rhétorique et la désinformation de certaines institutions des Etats-Unis.

Les expulsions de l’ancien ambassadeur Philip S. Golberg, du Chargé d'Affaires a.i. et de l’Agence anti-drogue des Etats-Unis (DEA) ont constitué la réponse claire et nette de notre gouvernement à une nouvelle et honteuse ingérence de ce pays dans nos affaires intérieures, qui s’est surtout manifesté à un moment où se déroulait un plan de déstabilisation politique, avec une tentative de coup d’Etat civico-préfectoral (septembre 2008) ayant fait couler le sang bolivien. La Charte des Nations unies et la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques interdisent clairement ce genre d’ingérence, qui fait encore partie, malheureusement, de la politique étrangère du XXIème siècle d’un Etat en plein déclin.

Il faut en outre rappeler à nos lectrices et lecteurs, que l’ancien ambassadeur des Etats-Unis en Bolivie Philip S. Golberg, occupait auparavant le poste d’ambassadeur en ex-Yougoslavie et a été très actif durant l’éclatement de cette région d’Europe.

Il est vrai aussi que l’APTDEA a permis la création de plus de 52 000 emplois directs dans notre pays et a soutenu un bon équilibre de notre balance commerciale, en faveur de la Bolivie avec un bilan positif évalué à plus de 100 millions de dollars. Cependant, vous le savez, la dignité et la souveraineté passent avant tout ; c’est la raison pour laquelle nous avons fait appel à un important déploiement diplomatique et à la solidarité de nos voisins qui ont débouché sur la conclusion d’un accord bilatéral avec le Brésil pour faciliter l’exportation de nos produits textile et substituer le marché nord-américain par celui de ce pays voisin. Cette initiative constitue encore un autre exemple de réactivité et de créativité pour faire face à certains instruments de « pression », cette fois par la voie de la guerre commerciale.

En résumé, nos relations diplomatiques et commerciales avec les Etats-Unis doivent devenir un exemple de respect mutuel, dénarcotisées, faisant abstraction de tout conditionnement politique qui puisse nuire ou affecter notre dignité et notre souveraineté. Nous attendons également des pays développés une importante réduction de leur consommation de drogues, une lutte plus efficace contre le crime organisé et contre le blanchiment d’argent dans les paradis fiscaux et judiciaires.

D’autre part, je tiens à souligner qu’il faut faire la distinction avec la feuille de coca, en tant que telle, qui fait partie de notre patrimoine et de notre identité culturelle, d’ailleurs inscrite dans la nouvelle constitution de notre pays. Ces raisons expliquent nos initiatives diplomatiques pour initier un processus de dépénalisation de la mastication de la feuille de coca, qui avait été incluse dans la Convention contre le trafic des stupéfiants de l’ONU de 1961. Le Président Evo Morales a invité les experts des Nations unies à se rendre sur place et expérimenter par eux-mêmes sa différence substantielle avec la drogue, la feuille de coca n’étant en aucun cas de la cocaïne.

 

L.L.D. : A l’image du projet de lancement d’un satellite bolivien en partenariat avec la Chine, la diplomatie bolivienne a intensifié la diversification de ses partenaires dans le monde. Au-delà de ce projet, quelles sont les perspectives de développement des relations sino-boliviennes ? Quels nouveaux atouts le partenariat énergétique et militaire conclu avec la Russie en février 2009 apporte-t-il à l’essor de votre pays ? Comment décririez-vous la place qu’occupe l’Union européenne dans le renouveau du volontarisme diplomatique bolivien ?

 

S.E.Mme L.C.S. : Tupac Katari est le nom d’un de nos anciens leaders indigènes vivant au XVIIIème siècle (avant même notre indépendance formelle en 1825). Ce sera le nom que portera notre nouveau satellite, dont le début de la construction est prévue au printemps 2010.

La Chine est notre partenaire dans cette aventure qui nous permettra de réaffirmer notre indépendance en matière de télécommunications. Celle-ci fait, sans aucun doute, partie du processus de développement rapide de nos relations chaleureuses avec la Chine, dans un contexte mondial où les enjeux géopolitiques sont revenus en tête de l’ordre du jour.

Ce satellite aura un effet positif pour le développement de la Bolivie. D’une part, il répond à la nécessité de réduire la fracture numérique, d’atteindre toutes les régions du pays en matière de télécommunications téléphoniques et internet, même les zones les plus isolées, en fournissant aussi des services liés à la télé-éducation, la télé-santé, la cartographie environnementale de nos ressources, et qui permettra d’agir en cas de catastrophes naturelles. On espère, bien évidemment, une baisse des coûts des télécommunications, qui sont, à l’heure actuelle, parmi les  plus élevées en Amérique latine.

Nos relations avec la Chine ne concernent pas seulement la simple construction et mise en orbite du satellite, mais aussi un transfert de technologie et la formation de nos experts, inaugurant une nouvelle page dans l’histoire de la Bolivie : l’ère spatiale et nos regards croisés avec l’Asie, la Chine en l’occurrence.

En ce qui concerne nos relations avec l’Union européenne, celles-ci se développent dans le cadre d’une coopération dans divers programmes et projets en matière minière et alimentaire, mais aussi de protection de notre environnement, comme c’est le cas du Lac Poopo, localisé dans le département de Oruro.

Une coopération et un soutien financier plus conséquent de l’UE en matière de lutte contre le trafic de drogue et le blanchiment d’argent seront fondamentales pour le développement de notre politique d’Etat dans ces domaines, en coordination avec nos pays voisins.

L’Union européenne joue aussi un rôle important pour parvenir à un meilleur équilibre des relations Nord/Sud. Elle est aussi, de par son histoire, à même d’être à l'écoute de nos points de vue. C’est ce qui explique aussi le climat favorable à l’accueil des entreprises privées européennes quand elles s’installent en Bolivie.

Nos points de frictions avec l’UE se sont néanmoins révélés lors des négociations des accords commerciaux entre celle-ci et la Communauté andine des Nations (CAN). D’un côté, l’UE souhaite, en effet, nous engager dans la voie de la libéralisation totale de nos économies, même dans des secteurs stratégiques, sans prendre en compte d’autres types de libéralisation comme celle de la libre circulation des personnes, en l’occurrence des migrants, conformément aux traités internationaux et d’autres aspects qui doivent impérativement être pris en compte, tel que l’asymétrie de nos économies, nos législations, nos us et coutumes.

Malheureusement, l’UE a fait le choix de proposer aux pays voisins de la CAN des accords bilatéraux de libre-échange, ce qui a provoqué des tensions internes au sein de cette dernière. Or ces négociations bilatérales ont été engagées en dépit des négociations de bloc à bloc, et en violation des traités et accords régionaux de la zone andine, qui dispose aussi d’un droit communautaire et même d’une juridiction pour la faire respecter.

Je vous rappelle en outre que les présidents de la CAN ont souscrit à la fameuse « Déclaration de Tarija », où ils s’engagèrent à continuer sur la voie de l’unité et de négociations de bloc à bloc avec l’UE, ce qui n’a pas été respecté. Nous espérons dès lors que le Tribunal andin se prononcera sur les quatre requêtes soumises par l’Etat Plurinational de Bolivie dans ce dossier, dont l'enjeu est important si nous voulons préserver notre droit communautaire, son développement et le processus d’intégration du sous-continent.

 

L.L.D. : En marge des cérémonies d’investiture du 21 janvier 2010, le Président Evo Morales a reçu en audience le Secrétaire d’Etat français à la Coopération et à la Francophonie Alain Joyandet. Dans le sillage de la visite du Président Evo Morales à Paris en février 2009, quelles orientations cette rencontre a-t-elle permis d’étudier en vue d’accroître les liens bilatéraux ? Comment le projet de création d’une école d’administration publique avec le soutien de la France a-t-il évolué ? A l’instar du potentiel de coopération dans le domaine du lithium, quelles autres synergies économiques pourraient-être promues entre les deux pays ?

 

S.E.Mme L.C.S. : Les grandes orientations de nos relations bilatérales sont tournées vers le tourisme, l’attraction de nouveaux investisseurs, la promotion des exportations de produits boliviens à forte valeur ajoutée, dont certaines niches du marché n’ont pas encore bien été explorées et exploitées, mais aussi l’investissement dans le développement intégral de chaînes de production dans le secteur industriel dans certains domaines prometteurs comme le lithium.

La visite officielle à Paris, en février 2009, du Président Evo Morales et sa rencontre avec le Président Nicolas Sarkozy, ont eu pour but relancer nos relations bilatérales et d’échanger des points de vue dans des domaines divers.

Notre intérêt est donc centré sur la connaissance du savoir-faire français en matière d’infrastructures énergétiques, ferroviaires, routières, minières et d’ingénierie civile, qui pourrait se concrétiser sur la base de la formulation de propositions globales comprenant des mécanismes bilatéraux de financement.

L’Ambassade de Bolivie a ainsi prévu pour l’année 2010 plusieurs rencontres et réunions avec des entrepreneurs et investisseurs potentiels français, par le biais du MEDEF et de divers salons organisés en France. Il s’agit aussi de maintenir les relations cordiales et bonnes que nous entretenons avec notre partenaire Total, avec lequel nous organisons périodiquement des réunions de coordination.

Le tourisme, comme je l’indiquais, représente aussi un secteur en plein essor en Bolivie, en raison de sa biodiversité, de ses nombreuses cultures et de 36 ethnies qui le compose, ses paysages, ses climats variés sur une superficie équivalant à deux fois celle de la France (1 098 581 km2).

La promotion de la coopération décentralisée constitue également un domaine stratégique, compte tenu de la nouvelle organisation politique et administrative de la Bolivie et de celle existant en France, avec ses collectivités locales qui peuvent jouer un rôle clé dans le développement de notre « diplomatie entre les peuples », qui forme l’un des piliers de notre politique étrangère.

L’Ecole de Gestion Publique Plurinationale (EGPP) a inauguré ses activités en septembre 2009 avec le soutien de la France. Il s’agit d’une institution prometteuse pour la définition d’une politique publique de recrutement, la formation continue des fonctionnaires publics et l’amélioration de leurs compétences dans un esprit de service public et de défense de l’intérêt général, conformément à notre nouvelle constitution.

L’accueil et l’hospitalité font parties de notre mode de vie en tant que peuples autochtones. La Bolivie offre de multiples opportunités à ceux qui aiment le « vivre bien » en harmonie avec la nature et à celles ou ceux qui souhaitent développer de nouvelles initiatives économiques, mais je le réitère, toujours dans le respect de notre Mère-Terre, Pachamama.

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