Lundi 22 Avril 2019  
 

N°124 - Quatrième trimestre 2018

La lettre diplometque
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     Pérou
 
  S.E.M. / H.E. Harry BELEVAN-McBRIDE

Vers un décollage économique durable

S’appuyant sur de considérables ressources minières et énergétiques, le Pérou s’est engagé dans une nouvelle phase de développement qui le place au centre des enjeux géopolitiques de l’Amérique du Sud. A la faveur de l’exposition sans précédent de Lima sur la scène internationale, S.E.M. Harry Belevan-McBride, Ambassadeur de Pérou en France, nous explique les axes privilégiés par le Président Alan Garcia pour maintenir la croissance soutenue  de l’économie péruvienne tout en accélérant la lutte contre la pauvreté.

La Lettre Diplomatique : Monsieur l’Ambassadeur, réélu le 4 juin 2006, seize ans après avoir été porté une première fois à la tête de l’Etat, le Président Alan Garcia entame la deuxième moitié de son mandat. Quel bilan pouvez-vous dresser des reformes engagées jusqu’à présent ? Quelles priorités a-t-il mis en exergue jusqu’à la fin de son mandat en 2011 ?

S.E.M. Harry Belevan-McBride : Pour n’évoquer que les priorités, une fois renforcées les politiques de stabilité économique et juridique, c’est-à-dire le climat de confiance propice aux investisseurs tant péruviens qu’étrangers, auxquelles a été consacrée le premier tiers de son mandat, le Président Alan García a placé en tête de ses projets l’investissement social, autrement dit l’éducation, l’alimentation et la santé, tout en conservant toujours à l’esprit la bonne gestion des ressources publiques.
L’objectif principal du gouvernement péruvien est donc l’éradication de la pauvreté. Il s’agit d’une entreprise ambitieuse qui commence d’ailleurs à porter ses fruits. Lors de la prise de fonctions de l’actuel gouvernement près de 50% de la population était touchée par la pauvreté. Ce seuil doit être réduit à 30% en 2011, dans le sillage des efforts qui ont déjà été accomplis. La lutte contre la pauvreté repose sur deux piliers fondamentaux : la création d’emplois par le biais de l’investissement productif et la répercussion directe de la forte croissance économique que connaît le Pérou sur la population la moins favorisée.

L.L.D. : Portée par une croissance soutenue du PIB atteignant 8,9% en 2007, l’économie péruvienne demeure marquée par un taux élevé de pauvreté dont le gouvernement a fait de la réduction son fer de lance. Au-delà des programmes sociaux comme « Juntos » (Ensemble), quelles mesures sont-elles privilégiées pour favoriser une meilleure redistribution des fruits de la croissance ? Quelle approche est-elle préconisée pour favoriser l’insertion socio-professionnelle des populations de langues quechua et autochtones ?

S.E.M.H.B-MB : En 2007, la pauvreté a été réduite de plus de 5%. Il s’agit d’une importante réussite, preuve même que la croissance de l’économie a un impact positif sur les couches les plus dépourvues de la population. Mais c’est surtout une preuve de l’efficacité du modèle économique et social mis en place. Ces progrès nous permettent en outre d’envisager de réduire le taux de pauvreté a à peine 10% de la population d’ici 2015.
Au-delà du programme « Juntos » (Ensemble), il existe d’autres programmes placés sous la responsabilité des différents services de l’Etat, auxquels ont été alloués des fonds d’un montant de près de 700 millions d’euros en 2007 et d’un milliard d’euros pour 2008. Parmi ces programmes, celui de la « Stratégie nationale Croissance » fixe pour objectif à l’horizon 2011 un abaissement de 9 points du taux de malnutrition des enfants de moins de 6 ans. Le programme de « Sécurité intégrale de santé » est plus particulièrement destiné aux populations en situation d’extrême pauvreté, qui ne disposent pas d’assurance maladie.
J’ajouterais que les initiatives mises en œuvre dans tout le pays en matière d’électrification, d’eau potable et d’aménagement des voies, constituent autant de témoignages de la préoccupation permanente du gouvernement pour les secteurs les plus défavorisés. Quant aux routes nationales, l’investissement programmé est de l’ordre de 2 milliards d’euros, avec pour résultat une augmentation de 50% du nombre de voies goudronnées. Ces chantiers représentent aussi des milliers d’emplois supplémentaires.
Le gazoduc qui reliera la ville de Pisco – terre d’origine de notre boisson nationale – au nord du pays, sera inauguré très prochainement. Il en est de même pour un projet de gazoduc vers les zones minières du centre du pays, afin d’alimenter ces régions en gaz naturel. Et le gazoduc andin qui passera près de Cusco arrivera jusqu’à Arequipa, la deuxième ville du pays, et reliera à partir de là le port de Ilo.
Quant au multilinguisme, il existe une législation pour l’éducation bilingue inter-culturelle, dont découle la mise en œuvre d’une politique nationale dans ce domaine. Dans le cadre du développement intensif des droits des peuples indigènes, ces lois prévoient, par exemple, que les enseignants qui postulent à des postes dans l’éducation supérieure non-universitaire, puissent passer leurs concours dans leur langue maternelle.

L.L.D. : Le recul des inégalités sociales reste conditionné par la diversification du tissu économique péruvien, encore dominé par le secteur agro-exportateur et minier. Quelles initiatives sont-elles prévues dans ce domaine ? Quelles perspectives offre la découverte d’un important gisement de gaz naturel dans la région de Cusco ?

S.E.M.H.B-MB : Les secteurs agro-exportateur et minier sont en effet d’une importance cruciale pour le développement national et la réduction de la pauvreté. L’agro-exportation est devenue l’un des domaines les plus dynamiques de l’économie péruvienne. L’activité dans la zone côtière du Pérou est parfaitement intégrée à la chaîne de production, de transformation et d’exportation. Dans le cas des régions situées dans les hauts plateaux, encore insuffisamment reliées à l’économie nationale, le gouvernement a mis en place une stratégie de développement territorial, intégratrice et incluant plusieurs dimensions pour faire face à la pauvreté rurale. Cette stratégie est conçue dans l’optique d’une croissance des marchés mondiaux pour nos produits. A cet effet, le « Programme Sierra Exportatrice » a été créé en vue de moderniser la compétitivité rurale. Ce programme prévoie l’appui à la création d’économies d’échelle à travers l’intégration de marchés et l’élaboration d’alliances stratégiques. Il dispose de systèmes d’évaluation et de contrôle qui assurent la transparence des revenus et le soutien futur des différents programmes. En somme, ce programme cherche à articuler la production en fonction du marché pour qu’elle s’intègre aux voies de commercialisation et de distribution tant nationales qu’internationales. A présent, nous disposons ainsi des « programmes productifs prioritaires » concernant certains produits, tels les produits de la pêche comme la truite, l’avocat, la pomme de terre transformée, les camélidés ou les ovins.
Dans le secteur minier, le Pérou représente, de cuivre et de zinc et cinquième d’or. Les exportations minières composent plus de 50% du total de nos exportations. Les recettes et les profits obtenus sont redistribués aux habitants des zones concernées grâce à leur transfert direct vers les gouvernements municipaux et régionaux. De plus, le gouvernement central a mis en place le « Programme minier de solidarité avec le peuple », par le biais duquel les apports économiques volontaires des entreprises minières sont destinés à promouvoir le développement social. Ce programme contribue à l’amélioration des conditions de vie des populations situées principalement dans les zones d’activité minière, en suivant un ordre d’actions prioritaire : l’alimentation des nourrissons et des femmes enceintes ; l’éducation primaire et la formation technique ; la santé ; le développement des capacités de gestion publique ; la promotion de chaînes de production ; les infrastructures de base et d’importance locale ou régionale, privilégiant la main d’œuvre locale.
Le développement du Projet de Camisea est fondamental dans la stratégie sur l’énergie. Camisea est une source d’énergie fiable, à bas coût. Elle fait profiter directement les usagers d’électricité et améliore la compétitivité de l’industrie. De même, l’utilisation de gaz naturel à la place d’autres combustibles fossiles comme le diesel ou le charbon, implique des bénéfices environnementaux, en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Finalement, Camisea nous permet d’abaisser le déficit actuel de notre balance commerciale d’hydrocarbures, en remplaçant principalement les importations de pétrole et de GPL, et en favorisant les exportations des excédents de GPL. C’est la raison pour laquelle l’Etat compte faire du gaz naturel la principale source énergétique du pays.

L.L.D. : Le Président Alan García a mis en place un Office national anti-corruption qu’il veut doter de moyens institutionnels plus larges que ceux dont bénéficiait le précédent organisme chargé de cette mission. Quelles orientations sont-elles préconisées en ce sens ?

S.E.M.H.B-MB : En effet, le gouvernement a créé l’Office national anti-corruption comme autorité autonome. Cet oragnisme est en charge de la promotion de l’éthique publique et de la lutte frontale contre la corruption par le biais de mesures préventives, d’enquête et d’autres actions, ainsi que l’élaboration, le suivi et la supervision de politiques publiques en la matière. Le responsable de l’Office peut en outre assister aux sessions du Conseil des Ministres. Toutes les ressources nécessaires ont été fournies à cet Office pour qu’il puisse remplir ses objectifs, ce qui n’empêchera pas pour autant le renforcement simultané du travail de l’Inspection des finances et du Ministère public. Le Président García a tenu à ce que cet Office soit totalement indépendant pour mener ses enquêtes, ainsi que dans ses rapports avec d’autres entités.

L.L.D. : Lancée en 2002, la décentralisation de l’Etat demeure inachevée et se heurte à des tensions entre les présidents de certaines régions et le gouvernement central. Quelle analyse faites-vous des oppositions régionales exprimées à l’égard de certaines mesures dans le secteur de l’agriculture, de l’éducation et du tourisme ? Dans quelles conditions un consensus pourrait-il être trouvé pour la mise en œuvre de cette réforme ?

S.E.M.H.B-MB : Des tensions, c’est peut être exagéré. Mais j’admet que les remises en question du processus de décentralisation rendent nécessaire l’agencement d’un consensus entre les pouvoirs exécutif et législatif ainsi que les gouvernements régionaux et municipaux, et les entités de la société civile.
Pour que les mesures appliquées par le gouvernement central aboutissent à des résultats tangibles, et non seulement dans l’agriculture, l’éducation et le tourisme, mais aussi dans tous les autres secteurs, il s’avère nécessaire d’accélérer la mise en place du système national de planification décentralisée, afin que les gouvernements régionaux puissent promouvoir leurs propres plans de développement dans le cadre d’une vision nationale. Afin de matérialiser la décentralisation comme instrument de développement, il faut aborder ce processus sous l’angle de l’amélioration de la qualité de la vie au niveau local, mais en accord avec les intérêts nationaux. Il faut aussi encourager la participation active de la société civile, ce qui revient à dire que l’Etat doit remplir son rôle de promoteur, en apportant les définitions et les réformes nécessaires pour aboutir à un consensus.

L.L.D. : La mise hors d’état de nuire en mai dernier d’un des commandants de la guérilla du Sentier Lumineux, Juan Laguna Domínguez, marque une nouvelle victoire de la lutte anti-terroriste dans votre pays. Comment évaluez-vous les capacités d’action dont dispose encore cette organisation ? Quelle est votre perception des répercussions régionales du conflit opposant le gouvernement colombien à la guérilla conduite par les FARC ?

S.E.M.H.B-MB : Votre question me donne l’occasion d’insister sur ce que je ne cesserai jamais de répéter à mes amis européens : le Sentier Lumineux, le MRTA, les FARC, ne sont pas des mouvements de « guérilla », mais tout simplement des mouvements terroristes ! Pourquoi est-ce que, depuis toujours, les gens, les médias, voire même les dirigeants politiques, en Europe et un peu partout dans les pays qu’on appelle développés, chaque fois qu’ils parlent de groupes subversifs sur leurs territoires – tels l’ETA, les Brigades rouges, Action Directe et tant d’autres – ils les désignent toujours comme des mouvements terroristes, alors que quand il s’agit de groupes semblables en Amérique latine, ce sont toujours des guérillas, voire à la limite, des insurgés ou tout juste des rebelles ? Pourquoi ce langage piégé, cette « grammaire politique » des mots, pourquoi cette ambiguïté qui devient carrément discriminatoire à l’égard de certains pays ? Voyons, ce n’est pas sérieux ! Par ailleurs, le Sentier Lumineux est considéré comme un groupe terroriste par l’Union européenne et par les Etats-Unis, mais il semblerait que cela ne suffit pas pour qu’on cesse de le désigner comme « guérilla ». La guérilla c’est bien autre chose, qui a tout de même ses quelques lettres de noblesse, quoi que l’on en dise ! Alors, ne souillons pas ce terme. En revanche, le terrorisme c’est tout simplement le meurtre institutionnalisé ! 
En ce qui concerne le Sentier Lumineux, depuis un certain temps les activités plutôt éparses de cette bande terroriste se sont limitées à quelques vallées centrales du Pérou et à des actions liées directement au trafic de drogues et à la délinquance pure et simple. Les quelques « senderistas » encore en activité aujourd’hui sont essentiellement des tueurs à gages.
Cela dit, l’Etat péruvien poursuit naturellement son devoir de surveillance et de lutte contre ces délinquants qui, d’après le rapport de la Commission de la Vérité et de la Réconciliation -une commission dont personne, au Pérou ou ailleurs, n’a jamais douté de sa plus complète autonomie politique ! -, a été le principal responsable des atrocités perpétrées à l’égard de dizaines de milliers de Péruviens durant les années 1980-90. L’Etat ne relâche pas non plus son attention sur l’autre groupe terroriste apparu pendant ces années-là, pratiquement exsangue lui aussi, le soi-disant Mouvement Révolutionnaire Túpac Amaru, le nom d’un héro autochtone péruvien, hélas sali par des assassins, comme ils ont sali l’expression même de révolution.
Quant aux répercussions régionales du conflit opposant le gouvernement colombien aux terroristes des FARC, ma perception, à vrai dire, c’est de voir justement un certain manque de perception dans certains pays, du caractère éminemment criminel que ces terroristes représentent pour la société colombienne, que le gouvernement, élu démocratiquement, a le devoir de protéger par tous les moyens constitutionnels disponibles.

L.L.D. : Extradé vers le Pérou par la justice chilienne, le procès pour violations des droits de l’homme de l’ancien Président Alberto Fujimori a débuté le 10 décembre 2007. Sans préjuger des conclusions d’une procédure qui s’annonce longue, comment qualifieriez-vous les enjeux de ce procès, notamment pour la consolidation des valeurs de la démocratie péruvienne ?

S.E.M.H.B-MB : L’extradition de l’ex-président Alberto Fujimori représente un événement majeur pour le renforcement de l’Etat de droit dans mon pays, dans la mesure où elle permet de le juger au Pérou même. Cette extradition marque aussi, de mon point de vue, un progrès par rapport à bien d’autres pays, et je dis cela sans aucune vanité. En effet, il me semble que c’est la première fois qu’un ancien président est extradé pour être jugé dans son propre pays. Cet événement traduit donc également une évolution du droit international.
Le message est très clair : les nationalités, les frontières ou même les fonctions les plus éminentes dont peut être investies un homme, ne peuvent empêcher à long terme l’action de la justice, en particulier s’agissant de questions considérées par la communauté internationale comme crimes internationaux, par exemple les crimes contre l’humanité, les violations des droits de l’homme ou bien la corruption. En outre, il faut tenir compte du fait que pour ce procès, contrairement aux procès instruits par des tribunaux spéciaux ou par la Cour pénale internationale, c’est le principe de territorialité qui a primé, c’est-à-dire que c’est la justice péruvienne qui s’assume la juridiction sur des accusations portées contre un ancien président péruvien pour des crimes présumés commis au Pérou. Ce procès a donc une valeur fondamentale pour la consolidation des institutions démocratiques et constitue une preuve remarquable aux yeux des Péruviens comme de la communauté internationale, que la justice péruvienne garantit la sécurité juridique et les droits de légitime défense de tous les citoyens.

L.L.D. : Considéré comme le deuxième pays producteur de cocaïne, le Pérou a renoué avec une stratégie d’éradication des plantations de coca. Comment cette stratégie est-elle mise en œuvre ? Quel type de coopération le Pérou a-t-il engagé avec d’autres pays, notamment de la région, dans ce domaine ?

S.E.M.H.B-MB : Le trafic illicite de drogues constitue un problème global, qui porte atteinte non seulement à la vie et à la santé des individus, mais aussi à la sécurité même des Etats. Le Pérou considère que la lutte contre ce fléau dépasse largement les moyens internes de n’importe quel pays. Par conséquent, il faut absolument qu’aux efforts nationaux s’ajoute la coopération internationale, sur la base du principe de responsabilité partagée.
A l’intérieur de nos frontières, le lien entre trafic de stupéfiants, terrorisme et crime organisé, constitue une menace pour la sécurité nationale. Aussi le gouvernement considère-t-il comme prioritaire ce thème et, par là même, a déclaré une guerre totale contre le trafic de stupéfiants et d’autres activités connexes, dans un cadre d’une stratégie intégrale. Il s’agit d’une politique d’Etat, qui reflète les consensus entre les forces politiques et la société civile réunies autour de ce que l’on a désigné au Pérou comme l’« Accord national », en vue d’établir un cadre général de notre politique anti-drogues. La Commission nationale pour le Développement et la Vie sans Drogues (DEVIDA), un organisme placé sous la tutelle de la présidence du Conseil des ministres, a pour responsabilité d’élaborer la stratégie à suivre. Pour le quinquennat 2007-2011, celle-ci s’articule autour de trois axes : la prévention, l’interdiction et le développement alternatif.
Dans le domaine de l’action internationale de lutte contre le trafic illicite de drogues, le Pérou participe résolument au travaux menés au sein des organisations multilatérales spécialisées du système des Nations unies, de l’Organisation des Etats américains (OEA) et de la Communauté andine. Sur le plan bilatéral, nous avons déjà signé vingt-trois accords avec les pays les plus concernés d’Amérique, d’Europe et d’Asie, visant à la mise en place de politiques, de stratégies et de programmes conjoints pour la prévention, le contrôle et la répression de la production et du trafic illicite, ainsi que l’engagement des pays signataires d’effectuer des actions réciproques, aussi bien concernant des échanges d’information ou de personnel pour la formation que des actions d’assistance mutuelle technique et scientifique.

L.L.D. : Les dirigeants des douze Etats d’Amérique du Sud ont donné naissance le 23 mai 2008 à l’Union des Nations Sud-américaines (UNASUR). Le Pérou étant le troisième pays le plus important de la région, membre de la Communauté andine des nations (CAN), quelle place entend-il occuper au sein de cette nouvelle organisation ? Dans quelle mesure les désaccords concernant l’intégration économique et en matière de défense pourront-ils être surmontés ?

S.E.M.H.B-MB : L’UNASUR a été créée dans le but de construire une identité sud-américaine, ainsi que de développer un espace régional aux niveaux politique, économique, social, culturel, environnemental, énergétique et des infrastructures. Le Pérou est convaincu que l’intégration et l’union sud-américaine représentent des éléments indispensables pour son développement ; aussi nous mettrons tout en œuvre afin que ce processus, ambitieux dans ses objectifs, devienne une réalité.
La création de l’UNASUR ne doit pas être perçue comme une menace pour la Communauté andine (CAN). Au contraire, le processus d’intégration andin peut en bénéficier largement. En effet, il existe au sein de la CAN des différences entre ses membres, en particulier en matière de commerce. Néanmoins, d’importants efforts sont menés dans le but d’harmoniser les différents intérêts tout en tenant compte des asymétries au sein de la région. On peut citer comme exemple l’accord adopté récemment avec l’UE dans le cadre du Vème Sommet ALC-UE qui s’est tenu à Lima en mai dernier. Nous sommes en effet parvenus à ce que l’UE accepte un principe de géométrie variable dans les discussions, permettant de respecter les différents rythmes de négociation pour chaque pays. Ceux-ci seront définis en fonction des trois piliers qui composent l’accord d’association : le dialogue politique, la coopération et le commerce. En ce sens si, par exemple, un pays de la CAN n’est pas en mesure de négocier le volet commerce, il sera exclu de la négociation, tout en gardant la possibilité de négocier sur les deux autres.
De plus, nous percevons tous la nécessité de créer sans attendre des mécanismes de confiance, qui puissent rendre inutiles, ou tout au moins de réduire résolument, les dépenses en armements, si onéreuses de nos jours. En fait, l’intégration et la construction d’une identité sud-américaine constituent justement la meilleure façon de faire face aux désaccords politiques dans l’espace sud-américain, de décourager la course aux armements et d’éviter ainsi de détourner des ressources précieuses pour lutter contre le défi le plus grand que nous partageons tous : la pauvreté d’une majorité de nos populations.

L.L.D. : Le cinquième sommet UE-Amérique latine s’est tenu à Lima les 16 et 17 mai 2008. Quelle est, selon vous, la portée des mesures inscrites au sein de la déclaration finale, notamment en matière d’environnement (Euroclimat) et de réduction de la pauvreté ? Quelles sont vos attentes à l’égard de l’ouverture du marché européen ?

S.E.M.H.B-MB : Le sommet de Lima s’est achevé par une déclaration ambitieuse, engageant la lutte contre le changement climatique et la pauvreté. Cette rencontre réunissant soixante dignitaires latino-américains et européens, a impulsé un nouvel élan à l’alliance entre les deux régions – une alliance déjà définie comme stratégique lors des précédents sommets -, par l’adoption de la Déclaration de Lima intitulée : « Ensemble répondons aux priorités de nos peuples » et établissant un agenda pour les prochaines années.
Le premier sujet abordé à Lima est l’éradication de la pauvreté, de l’inégalité et de l’exclusion. Il faut signaler que le sujet central du Vème Sommet ALC-UE n’était pas exactement la « cohésion sociale », thème du IIIème Sommet de Guadalajara, mais plutôt les trois volets qui composent les obstacles à cette cohésion sociale – pauvreté, inégalité, exclusion.
Des mesures ont ainsi été adoptées pour la mise en œuvre de politiques sociales effectives, destinées à stimuler une croissance économique favorisant la redistribution et à promouvoir la participation sociale et le sens de la propriété. La lutte contre la pauvreté, l’inégalité et l’exclusion, compte tenu d’un développement social équitable, devient donc une priorité pour notre association.
Je suis persuadé que l’on retiendra avant tout du Sommet de Lima ses objectifs et le compromis qu’il a établi pour éradiquer la pauvreté par le biais de l’élimination de l’analphabétisme et de la malnutrition d’ici 2020. Même si la dynamique naturelle de ces sommets représente une rencontre entre deux mondes aux réalités totalement différentes, il convient de souligner que la Déclaration de Lima est, au moins, parvenu à recueillir des accords concrets grâce à des mécanismes de suivi, qui sont d’ailleurs eux aussi concrets. Les prochains sommets seront donc, en quelque sorte, des instruments de suivi des progrès obtenus.
Le deuxième sujet de ce sommet a porté sur la dimension environnementale des relations entre les deux régions, le changement climatique et l’énergie. Le grand objectif de nos deux régions consiste à promouvoir ce que l’on appelle de nos jours le développement durable, qui associe le développement économique et social à la protection de l’environnement et des ressources naturelles, et qui bannit simultanément les modèles précaires de production et de consommation tels que nous les connaissons aujourd’hui. Pour y parvenir, nos pays se sont mis d’accord pour approfondir la coopération et, plus spécifiquement, pour limiter le changement climatique et ses effets, mais également pour protéger et utiliser de manière équitable la biodiversité, les ressources naturelles et l’énergie ; autant d’éléments fortement présents dans les pays latino-américains et qui recèlent peut-être la clé de notre développement futur.
A Lima, pays latino-américains et européens ont également rehaussé le principe des responsabilités communes mais différenciées, par rapport aux capacités et aux développements historiques de chaque région. De même, nous avons tous reconnu qu’il est devenu impératif de mettre en œuvre des politiques environnementales le plus tôt possible, avec des structures plus intégrées et s’appuyant sur des institutions déjà existantes au sein des Nations unies, afin d’éviter de créer de nouvelles instances.
Les solutions sont pour autant loin d’être simples. Nous devons adopter des modèles de consommation et de production différents, en insistant sur une exploitation durable des ressources naturelles, entre autres, à travers la coopération scientifique et technologique, ainsi que la promotion des flux d’investissement et capitausx de financement, qui deviennent ainsi des aspects particulièrement importants pour l’Amérique latine et les Caraïbes. En ce sens, la décision d’atteindre des résultats tangibles dans le cadre du Plan d’action de Bali doit aboutir à des engagements plus précis que ceux qui ont été pris jusqu’ici dans d’autres forums internationaux. Ce pour permettre une application pleine et entière de la Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique, ainsi que pour conclure un accord global pour la deuxième période d’accomplissement du Protocole de Kyoto après 2012.
En dehors de ces accords, le renforcement des mécanismes du marché du carbone est particulièrement important pour les pays d’Amérique latine. Pour ne citer qu’un cas, les 103 projets présentés par le Pérou pour la mise en œuvre du Mécanisme de développement durable, représenteraient des investissements de plus de trois milliards d’euros.
Pour les pays d’Amérique latine et des Caraïbes, il a été très significatif de rappeler à Lima l’importance du principe du droit souverain des Etats à gérer et à réguler leurs propres ressources naturelles. Mais nous sommes conscients aussi de l’importance pour l’Europe de renforcer un cadre de régulation convenable pour inciter les investissements vers notre région, et, en particulier, ceux qui sont porteurs de technologie, pour une meilleure utilisation des énergies propres et moins intenses en émissions de carbone, pour l’amélioration de l’efficacité énergétique et pour la production et l’utilisation de sources d’énergie durable.
Nous avons ainsi assuré que, dans nos efforts face au changement climatique, il est crucial de répondre, à tous les niveaux, aux défis de la préservation et de l’utilisation durable de la biodiversité, des forêts, des ressources hydro-biologiques et hydriques, ainsi que de lutter contre la désertification et de gérer correctement les produits chimiques. C’est pourquoi nous avons conclu un accord en vue d’établir le Programme environnemental conjoint ALC-UE dénommé « EUrocLIMA », d’inspiration française, au profit des pays d’Amérique latine et des Caraïbes. Ce programme défini comme principaux objectifs le partage des connaissances et la garantie des synergies, ainsi que la coordination des actions courantes et futures dans le domaine du changement climatique. Par ailleurs, nous nous sommes également engagés à mettre en œuvre la récente Alliance globale contre le changement climatique de l’UE, destinée aux pays moins développés, et à garantir que ces initiatives tiennent compte du besoin d’une transition énergétique.
Et pour répondre à votre dernière question, j’ajouterais que pour le Pérou, en tant que pays hôte, mais aussi pour les pays d’Amérique latine et des Caraïbes, l’élargissement, plutôt que l’ouverture, des marchés européens, constitue un processus graduel, résultant directement des sommets entre nos deux régions.

L.L.D. : En marge du sommet UE-Amérique latine, le Président Alan Garcia a pu s’entretenir avec le Premier ministre français François Fillon. Dans quels domaines le dialogue politique franco-péruvien peut-il être approfondi ? Quels nouveaux atouts l’économie péruvienne peut-elle offrir aux entreprises françaises, à la faveur de son dynamisme actuel et de l’accord fiscal bilatéral récemment approuvé par votre pays ? Quels liens de coopération dans le domaine culturel et scientifique vous paraissent-ils les plus emblématiques et les plus prometteurs ?

S.E.M.H.B-MB : Je suis tout à fait certain que le Pérou est l’un des pays latino-américains disposant du plus vaste potentiel pour établir un lien privilégié avec la France, de par ses efforts en vue de consolider sa démocratie et son processus de croissance et de développement économiques véritablement exemplaires. Nos pays partagent les mêmes valeurs démocratiques, le respect des droits de l’homme, le libre-marché, ainsi qu’une optique convergente sur les thèmes environnementaux. Il existe également des ententes de tout autre nature dont on parle à peine comme, par exemple, le besoin de réformer les organisations internationales et de parvenir à une plus grande transparence du système financier international.
C’est justement pour toutes ces raisons qu’il faut corriger une énorme anomalie au sein des relations franco-péruviennes : en effet, la France ne figure pas parmi les quinze principaux investisseurs au Pérou ! Et ceci en dépit d’une stabilité macro-économique et d’un cadre juridique favorable aux investissements. De plus, notre pays a récemment obtenu le certificat d’investissement de l’agence de notation financière Fitch. Nous avons une série de projets d’investissements de grande envergure qui peuvent intéresser les entreprises françaises, principalement dans les secteurs de l’énergie, des infrastructures, des transports, du traitement de l’eau et des déchets, de la protection de l’environnement, mais aussi dans le domaine touristique.
Le Pérou et la France partagent également le privilège d’être des puissances culturelles qui ont enrichi le patrimoine de l’humanité. Il est donc indispensable d’approfondir les échanges déjà établis entre les deux pays. Je suis particulièrement sensible à la nécessité d’intensifier la coopération universitaire, notamment au travers du réseau « Raul Porras Barrenechea » et de l’alliance stratégique des universités nationales, ainsi que de multiplier les échanges, en particulier dans les domaines scientifique et technologique, ainsi que dans le secteur de la gastronomie. Approfondire le développement, au plus haut niveau possible, de la présence culturelle du Pérou en France constitue une préoccupation permanente pour moi, même si souvent les moyens financiers sont étroits. Rappelons à cet égard le succès de l’exposition d’art « De Chavín aux Incas » qui s’est tenu au Petit Palais en 2006, ainsi que l’exposition qui a lieu en ce moment même sur les tissages Paracas au musée du Quai Branly. Cette année, nous avons préparé un vaste programme d’activités autour de l’Année internationale de la Pomme de terre. Le Pérou sera aussi l’invité d’honneur, en septembre, de la Foire internationale de Caen, un festival commercial et culturel fréquenté chaque année par près d’un demi million de personnes. Enfin, en 2009 nous célébrerons les quatre cent ans de la publication des « Commentaires Royaux des Incas », la première expression écrite du métissage américain, parmi tant d’autres activités.
L’un des dossiers les plus sensibles que je m’efforce par ailleurs de relancer, en tant que Représentant permanent du Pérou auprès de l’UNESCO, concerne la coopération en matière de lutte contre le trafic illicite de biens culturels péruviens et, plus précisément pour obtenir le rapatriement de ce patrimoine illégalement acquis. Quant à nos rapports avec la France, notre intérêt passe par la mise en place d’un cadre de coopération bilatérale, comme ceux qui existent déjà avec d’autres pays, et qui permettent d’agir conjointement et efficacement dans ce domaine certes sensible mais légitime.

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