Lundi 22 Avril 2019  
 

N°124 - Quatrième trimestre 2018

La lettre diplometque
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     Allemagne
 
  M. / Mr. Fritjof von Nordenskjöld

Une Allemagne en première ligne de la construction d’un nouvel ordre international

Pilier de la construction européenne, l’Allemagne a en outre démontré dans le contexte difficile de l’après 11 septembre mais aussi des relations Nord-Sud, qu’elle joue un rôle de premier plan sur la scène internationale.  S.E.M. Fritjof von Nordenskjöld, Ambassadeur d’Allemagne en France, expose ici la vision allemande de la coopération internationale et affirme la permanence renouvelée du rôle moteur du couple franco-allemand.


La Lettre Diplomatique : Monsieur l’Ambassadeur,  la coalition de centre-gauche des Sociaux-démocrates et des Verts conduite par le Chancelier Gerhard Schröder depuis 1998 a été reconduite par le peuple allemand en septembre 2002 pour un nouveau mandat de quatre ans. Alors que l’Allemagne est entrée une seconde fois en récession depuis deux ans au premier semestre 2003, comment analysez le processus de réforme structurelle mis en place par le gouvernement ? Dans quelle mesure celui-ci peut-il contribuer à la relance de la croissance et de la compétitivité de la première économie européenne ?

S.E.M. Fritjof von Nordenskjold : Avec l'"Agenda 2010", le gouvernement fédéral entend avancer dans deux domaines :
– Relance de la croissance économique en Allemagne
– Accroissement de la compétitivité de l'économie allemande.
En ce qui concerne la relance de la croissance, le débat sur les réformes prévues par l'Agenda 2010 a déjà contribué à lui seul à améliorer les indicateurs économiques, mesurant le degré de confiance des chefs d'entreprise et des directeurs des achats en l'avenir de leurs propres sociétés. L'indice Ifo (qui mesure le moral des chefs d'entreprise) vient de connaître son quatrième mois consécutif de hausse. Heureusement, il n'y a pas que les espoirs qui s'améliorent : d'autres indicateurs, dits “solides “, comme la production industrielle et l'excédent du commerce extérieur, sont pour la première fois nettement repartis à la hausse au mois de juillet 2003. Si la situation économique de la plus grande économie de marché de l'Union européenne s'est améliorée, c'est d'abord parce que pour la première fois depuis de nombreuses années, le gouvernement s'est résolument attelé aux réformes devenues urgentes et nécessaires, et qu'avec le compromis qui s'est dégagé entre le gouvernement et l'opposition au sujet de la réforme du système de santé, la première décision importante vient d'être prise. Les autres lois de réforme ne tarderont pas à suivre.
L'importance de l'allégement de la charge fiscale sur les entreprises et les particuliers est également à souligner. Celle-ci devait à l'origine se dérouler en trois étapes. Le gouvernement fédéral souhaite avancer au début de l'année 2004 la dernière de ces étapes, initialement prévue pour 2005, donnant ainsi une forte impulsion supplémentaire en faveur de la relance de la conjoncture. L'ampleur des allègements fiscaux prévus s'élève au total à 0,75 % du PIB. Les catégories de revenus les plus faibles profiteront nettement de ces mesures. Nous espérons que cela stimulera sensiblement la conjoncture.
Par ailleurs, l'Agenda 2010 prévoit l’amélioration, à long terme, de la compétitivité de l'Allemagne dans le monde. Cet objectif devrait être atteint en diminuant la pression pesant sur le facteur travail. Tandis que les salaires conventionnels sont fixés, et doivent le rester, par les employeurs et les syndicats, c'est l'État qui est responsable de la législation sociale. Il exerce ainsi une influence décisive sur les dépenses destinées au financement du système social, qui, en Allemagne, provient essentiellement des contributions versées à parts égales par les employeurs et les salariés. Ces dépenses doivent être réduites. Si nous parvenons ici à réaliser un allègement suffisant, alors nous aurons pris dès aujourd'hui les précautions nécessaires pour que l'évolution démographique n'entraîne pas de surcharge pour les entreprises et les cotisants actifs. Nous nous orientons vers un renforcement des mesures incitant les patients à rationaliser leurs dépenses d'assurance maladie. En ce qui concerne l'assurance retraite, des aides de l'État visent à inciter les particuliers à compenser la baisse du niveau des retraites versées au titre du système par répartition par des assurances complémentaires par capitalisation.
Toutes ces réformes favorisent la confiance en l'avenir économique de l'Allemagne et sont par conséquent susceptibles d'entraîner une baisse du taux de chômage. Un système social qui tient compte du vieillissement attendu de la société est plus prévisible à moyen comme à long terme. Dans un contexte de mondialisation, ce facteur est important pour tout investisseur et sert par conséquent l'attractivité de l'Allemagne en tant que lieu d'implantation.

L.L.D. : Treize ans après son initiation, le processus de réunification allemande n’est pas encore achevé. Pouvez-vous dresser un bilan général de celui-ci et précisez quels efforts doivent encore être accomplis pour égaliser les situations entre les deux parties de l’Allemagne ? L’expression jadis utilisée de “mur dans les têtes” reste-t-elle encore d’actualité ? Alors que votre pays a reconnu le 17 juillet 1990 la frontière germano-polonaise remaniée en 1945, comment envisagez-vous le règlement des questions attenantes à l’expropriation des réfugiés allemands vivants en Tchécoslovaquie dont ils furent expulsés au lendemain de la Seconde guerre mondiale ?

S.E.M.F.V.N. : Pour la jeune génération, la réunification allemande est bel et bien achevée et réussie. Nous le constatons lorsque nous travaillons avec des jeunes originaires des nouveaux Länder, comme nous le faisons chaque jour. Quant à l'ancienne génération, il était optimiste d'espérer que les traces laissées par quarante années de division et par les deux dictatures successives subies par les habitants de la RDA, puissent être effacées aussi simplement. Les difficultés que nous avons connues dans le domaine économique – en partie en raison du ralentissement de la conjoncture mondiale – ont indubitablement rendu cette tâche plus difficile.
Aujourd'hui, les nouveaux Länder sont dotés d'infrastructures souvent plus modernes que dans l'”ancienne” république fédérale, par exemple en matière de communication. De nombreux emplois ont été créés et de nombreuses entreprises ont vu le jour. D'un autre côté, la majeure partie de l'ancien tissu industriel a périclité, impliquant les conséquences que nous savons. Toutefois, les réformes que j'ai évoquées précédemment, contribueront certainement aussi à résoudre ces problèmes.
Concernant nos relations avec nos voisins directs à l'Est, elles n'ont jamais été aussi bonnes qu'aujourd'hui. Il en va ainsi notamment de nos relations avec la République tchèque, en dépit de quelques nuages qui ont pu parfois les assombrir. La visite du Chancelier allemand à Prague, au début du mois de septembre, en a apporté la preuve. Nos deux pays sont d'importants partenaires économiques l'un pour l'autre et je suis convaincu que l'adhésion de la République tchèque à l'Union européenne, le 1er mai prochain, donnera très rapidement naissance à un climat de coopération durable et fiable.

L.L.D. : Ouvrant une nouvelle ère des relations internationales, la crise irakienne a soumis les relations transatlantiques à de réelles tensions. Quels efforts le gouvernement allemand a-t-il déployé afin de les atténuer ?  Pourriez-vous préciser quelle est, aujourd’hui, son attitude vis-à-vis du dossier irakien ? Au regard de ce nouveau contexte international, comment l’OTAN est-elle selon vous appelée à évoluer dans les années à venir ?

S.E.M.F.V.N. : Au XXIème siècle, les relations transatlantiques constituent la pierre angulaire de la paix et de la stabilité dans le monde. Il ne sera possible de faire du désordre mondial actuel un véritable ordre mondial que si Européens et Américains coopèrent. Des relations transatlantiques équilibrées nécessitent une Europe capable d'agir de façon autonome, représentant elle aussi un pilier. Par conséquent, l'élargissement et l'approfondissement de l'Union européenne servent aussi les intérêts des États-Unis.
L'OTAN reste le fondement de notre défense collective. À court terme, aucune autre organisation ne sera en mesure de remplir cette tâche-clé à sa place. L'Alliance est cependant engagée dans un processus de transformation car d'importantes modifications s'imposent. La création de la force de réaction de l'OTAN  et la réforme de la structure de commandement posent les jalons de cette transformation. À nos yeux, la Politique européenne de sécurité et de défense n'est pas destinée à remplacer l'OTAN. Nous la considérons comme le pilier européen qui viendra renforcer l'OTAN. N'oublions pas que, notamment dans les Balkans, la coopération entre l'UE et l'OTAN va de soi.
Sur la question de l'Iraq, les tensions ont cédé la place à la coopération avec les États-Unis pour la formulation d'une nouvelle résolution de l'O.N.U. Pour le gouvernement allemand, la question politique fondamentale est la suivante : comment parvenir à ce que la population perçoive la présence de troupes étrangères en Iraq comme une aide et non comme une occupation ? Et dans cet objectif, la stratégie actuelle, dont le bilan est mitigé, doit-elle être modifiée ?
Nous sommes d'avis que la restauration la plus rapide possible de la souveraineté iraquienne doit passer en priorité. Le retrait pur et simple des troupes créerait cependant un vide qui s'avérerait dangereux. Au cours de la phase de transition, les Nations unies devraient jouer un rôle central. Sur ce point, le gouvernement fédéral est tout à fait d'accord avec le Secrétaire général des Nations unies. Enfin, il est important d'impliquer les États arabes et islamiques modérés aussi bien dans la restauration que dans le maintien de la sécurité. Le gouvernement fédéral est disposé à participer activement à l'aide humanitaire et à la reconstruction. Nous sommes prêts à nous engager si les conditions sont claires. La transparence et un contrôle international constituent les conditions sine qua non de cet engagement.
 
L.L.D. : En septembre 2002, l’Allemagne a été élue par l’Assemblée générale des Nations unies au siège de membre non permanent du Conseil de sécurité pour un mandat de deux ans. Votre pays a-t-il des vues particulières à faire valoir en ce qui concerne la réforme de l’ONU et nourrit-il toujours l’ambition d’obtenir un siège permanent au sein  du Conseil de sécurité ? L’intervention de soldats allemands en Afghanistan dans le cadre de la lutte contre le terrorisme marque-t-elle un  pas de plus vers l’affirmation de l’Allemagne sur la scène politique internationale ?

S.E.M.F.V.N. : En effet, l'Allemagne est entrée dans ses fonctions de membre non-permanent au sein du Conseil de sécurité des Nations unies dans une période particulièrement difficile. Les tentatives de réforme du Conseil de sécurité dans les années 90 sont restées lettre morte. Les réfor-
mes doivent être conçues de telle sorte qu'elles soient adaptées aux nouvelles relations de pouvoir et d'influence dans le monde, y compris dans les pays en voie de développement et les pays nouvellement industrialisés. Dans le cadre d'une telle réforme, l'Allemagne est prête à endosser une plus grande responsabilité. Sur ce point, nous sommes soutenus par la France et le Royaume-uni, les deux pays européens membres permanents du Conseil de Sécurité. Par ailleurs, au vu de l'évolution de la politique extérieure et de sécurité commune de l'Union européenne, la création à moyen terme d'un siège européen au Conseil de sécurité nous semble inéluctable.
Pour la première fois depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, des soldats allemands ont participé à des combats hors de l'Union européenne, en l'occurrence en Afghanistan. Je citerai également l'engagement durable mené en étroite collaboration avec la France dans différentes zones de crise des Balkans. Nous avons également déjà apporté notre soutien à des missions en Afrique. À l'heure actuelle, plus de 9 000 membres des forces armées et de la police allemandes participent à des missions de paix internationales. Nous tenons ainsi compte du fait que nous ne pouvons pas nous défendre contre les nouveaux dangers qui nous menacent
– le terrorisme – seulement lorsqu'ils sont à nos frontières.

L.L.D. : Découlant de leur claire opposition à l’intervention armée des Etats-Unis en Irak, la communauté des vues entre Paris, Berlin et Moscou a fait naître l’idée d’un « rapprochement » sinon d’un « axe » entre ces pays, scellé par la déclaration tripartite du 15 mars 2003. Ce rapprochement est-il de nature à perdurer et, dans ce cas, sur quelles bases ? L’Allemagne étant le principal partenaire commercial de la Russie, dans quels domaines souhaite-elle voir s’accroître les relations russo-allemandes ? En outre, comment envisagez-vous le développement des relations entre la Russie et l’Union européenne et quels devraient être, selon vous, les rapports futurs entre la Russie et l’OTAN ?

S.E.M.F.V.N. : La coopération triangulaire entre la France, la Russie et l'Allemagne n'a pas commencé avec la position commune au sein des Nations unies sur la question d'une intervention en Irak mais elle remonte déjà au milieu des années 90. Au début de cette année, nos trois capitales sont tombées d'accord car elles étaient convaincues qu'une intervention militaire ne constituait pas le bon moyen pour résoudre les problèmes qui se posaient en Irak. La Russie va surmonter ses difficultés internes et, étant donné son potentiel démographique et économique, elle reste un partenaire important non seulement pour la France et l'Allemagne, mais aussi pour toute l'Union européenne. C'est pourquoi nous nous efforçons de nous entendre avec la Russie sur les questions décisives en matière de sécurité internationale. Ce fut, par exemple, le cas au sujet du programme nucléaire iranien. Les relations de l'Allemagne avec la Russie, dont nous sommes le premier partenaire commercial, continuent à se développer jusque dans les sociétés civiles de nos deux pays. Il y a déjà quelques années de cela, l'Union européenne a élaboré envers la Russie une stratégie spécifique qui est actuellement remaniée. La Russie est trop grande pour pouvoir devenir membre de l'Union européenne mais elle en est un partenaire et voisin important.
Les relations entre la Russie et l'OTAN se sont nettement détendues ces dernières années. Cela fait désormais plus de dix ans que l'ancienne puissance dirigeante du Pacte de Varsovie et l'OTAN ne se considèrent plus comme des ennemies. Il existe au contraire toute une série de coopérations dans d'importants domaines, telles que les projets novateurs de coopération dans le secteur de la construction aéronautique militaire. Je crois que la Russie a admis le rôle d'outil de stabilisation politique que joue l'OTAN après sa rénovation.

L.L.D. : Fort d’une politique environnementale réputée, l’Allemagne a réitéré son engagement dans la coopération internationale dans le secteur de l’eau lors du Sommet de Kyoto en mars 2003. Quelles sont les grandes lignes de la politique allemande d’aide au développement ?  Quelle est la position du gouvernement allemand à l’égard des dossiers-clés des échanges agricoles  et de l’accès aux médicaments de la 5ème réunion de l’OMC qui s’est tenue à Cancun (Mexique)  en septembre 2003 ?

S.E.M.F.V.N. : A travers son Programme d'action pour le développement, le Gouvernement fédéral entend donner une idée concrète de ce que sera sa contribution à l'objectif mondial le plus important, à savoir le lancement du processus de réduction perceptible de la pauvreté. Dans le même temps, il se propose d'inviter d'autres acteurs à élargir leur coopération et de sensibiliser davantage le public allemand à la cause de la lutte contre la pauvreté à l'échelle mondiale.
Pour le Gouvernement allemand, la lutte contre la pauvreté constitue un élément important de l'ensemble de sa politique, qui est guidée par le principe du développement durable. Pour la politique de développement, la lutte contre la pauvreté est une tâche transversale, à laquelle contribuent des mesures prises dans tous les domaines : justice sociale, comptabilité écologique, performance économique ainsi que des mesures liées à la dimension politique, telles que la promotion de la démocratie, l'État de droit et le règlement pacifique des conflits.
Le gouvernement allemand regrette que la 5ème conférence ministérielle du cycle de Doha de l'OMC à Cancun ait pris fin sans qu'aucun résultat n'ait été obtenu. Nous sommes d'avis qu'à Cancun, l'on a manqué l'occasion de s'unir et, ainsi, d'envoyer un signal en faveur de la relance des échanges internationaux de biens et de services. Les effets de cette relance auraient profité aux pays industrialisés comme aux pays en voie de développement. Concernant les thèmes principaux des négociations en cours, le gouvernement allemand se félicite que, malgré l'absence de résultats dans d'autres secteurs des négociations, le compromis sur un meilleur accès des pays en voie de développement aux médicaments contre les maladies épidémiques semble durable. Dans le domaine agricole, le gouvernement allemand a participé à la préparation de la position de la communauté européenne et lui a apporté son soutien. L'entente franco-allemande sur l'avenir de la politique agricole au sein de la communauté a constitué une avancée importante pour la proposition de compromis de l'UE aux pays en voie de développement : le découplage partiel des aides des quantités produites réduira la pression exercée à l'exportation sur les marchés mondiaux par l'agriculture de l'UE et ouvrira de meilleures perspectives à la production agricole des pays en voie de développement. L'Europe a également émis une proposition intéressante à laquelle nous avons contribué et qui concerne la réduction des subventions des exportations. Étant donné le rapprochement des points de vue déjà obtenu à Cancun, le gouvernement allemand a l'espoir légitime qu'un accord puisse encore être trouvé au cours du cycle de négociations actuel.

L.L.D. : Renouvelant le pacte d’amitié et de coopération conclu en 1963, l’Allemagne et la France ont célébré le 22 janvier 2003 le 40ème anniversaire du Traité de l’Elysée. Quel bilan peut-on tirer de la coopération franco-allemande, notamment à la lumière de la crise irakienne ? Dans quelle mesure cette étroite coopération franco-allemande est-elle indispensable pour assurer la progression de la construction européenne ? Quelles sont les grandes initiatives prises par les deux gouvernements afin de bâtir une Europe plus forte, démocratique et proche des citoyens ?

S.E.M.F.V.N. : Les festivités du 40ème anniversaire ont mis en lumière la profondeur de la coopération franco-allemande et son ancrage dans la société civile de nos deux pays. La coopération franco-allemande concrète traverse actuellement une période particulièrement intense et fertile. Cela ne se traduit pas uniquement par l'entente sur la question iraquienne. Nous sommes également conscients que la cohésion franco-allemande – précisément dans le contexte du débat au sujet de l'Iraq – a suscité des réactions critiques chez certains partenaires européens. Les réserves émises par certains partenaires plus petits vis-à-vis de leurs voisins européens plus grands, réserves qui ont toujours existé, ont notamment joué un rôle à cet égard. Pourtant, même ces partenaires savent que le couple franco-allemand est indispensable si nous souhaitons que l'Europe avance. Au cours de l'année passée, nous sommes parvenus à des compromis dans des domaines politiques essentiels. J'ai déjà évoqué l'agriculture ; à cela viennent s'ajouter les questions institutionnelles au sein de la Convention où la France et l'Allemagne ont émis une proposition commune. Nous avons présenté des propositions communes dans d'autres domaines : la gouvernance économique, la justice et les affaires intérieures. Il ne s'agit pas là d'une volonté de prendre les commandes de l'Europe mais de la contribution constructive de deux pays qui ont souvent des positions initiales très divergentes.

L.L.D. : La Convention européenne présidée par M. Valéry Giscard d’Estaing, a achevé ses travaux le 10 juillet 2003. Quelle analyse faites-vous du projet de Constitution européenne dont elle est le fruit ? Quelle position le gouvernement allemand entend-il défendre lors de la conférence intergouvernementale qui a débuté ses travaux en octobre 2003 ? Comment l’Allemagne perçoit-elle l’élargissement de l’Union européenne ? Quelles sont, de ce point de vue, les limites de ce processus dont l’étendue reste encore mal définie, notamment en ce qui concerne la candidature de la Turquie ?
 
S.E.M.F.V.N. : La méthode de travail de la Convention et le projet de Constitution européenne permettent une avancée en termes d'intégration que l'on peut qualifier d' “ historique“. Ce projet n'est pas un accord au rabais, mais il constitue le juste équilibre des intérêts entre anciens et nouveaux, petits et grands États-membres. Il nous offre une union des États et des citoyens. Une nouvelle répartition plus claire des compétences induit une plus grande transparence et une proximité inédite avec les citoyens : l'Europe ose devenir plus démocratique. En améliorant les droits du Parlement européen et de la Commission, nous renforçons la méthode communautaire et l'existence d'un président du Conseil européen à temps plein conférera à une Union élargie à 25 membres sa capacité d'action. Le ministre européen des Affaires étrangères, assisté par un service européen des Affaires étrangères, permettra à l'Union de parler d'une seule voix sur la scène internationale. À partir d'une initiative franco-allemande, la Convention a posé les jalons de l'évolution de la politique européenne de sécurité et de défense. La coopération politico-économique en Europe, principalement dans la zone euro, est dotée d'un cadre institutionnel mieux défini afin de permettre une meilleure coordination des politiques communautaires et des politiques fiscales et budgétaires nationales. De remarquables avancées en termes d'intégration ont également été obtenues dans des domaines tels que la politique intérieure et la justice, où les réserves liées à la souveraineté nationale sont traditionnellement fortes.
Le Conseil européen de Thessalonique a vu dans le projet de constitution une bonne base de travail pour la Conférence intergouvernementale qui a lieu uniquement au niveau des chefs d'États et de gouvernements ainsi qu'en présence des ministres des Affaires étrangères. Tout comme les autres États fondateurs, l'Allemagne soutient le calendrier de session proposé par la Présidence italienne qui souhaite clore les négociations de la Conférence intergouvernementale en décembre 2003. Elle s'opposera à la remise en question des résultats de la Convention car de nouvelles négociations ne feraient que nuire au compromis d'une grande portée qui a déjà été obtenu. Ce projet de constitution incarne les avancées en matière d'intégration sans lesquelles nous ne pourrons faire face au défi que représente l'adhésion de 10 nouveaux États-membres le 1er mai 2004.
Sur les plans économique et politique, l'élargissement à 25 membres représente également une occasion unique de parvenir à une paix durable, à la sécurité, à la prospérité et au développement durable dans toute l'Europe.
Des négociations d'adhésion sont en cours avec deux autres États européens et la décision concernant les négociations avec la Turquie sera prise fin 2004. La Turquie se renouvelle et s'ouvre sur l'Europe en menant d'impressionnantes réformes de politique intérieure. L'Europe ne doit pas fermer la porte à une Turquie en voie de modernisation qui souhaite s'ancrer à l'Ouest. La candidature d'adhésion à l'UE de la Turquie doit être soumise aux mêmes critères politiques et économiques que les autres pays candidats, ni plus ni moins. Sur le plan stratégique, l'avenir de la Turquie jouera un rôle prépondérant dans la sécurité de l'Europe.

L.L.D. : Matérialisant la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’Union européenne, la première force militaire européenne a été déployée en mars 2003 dans l’Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM). Comment le gouvernement allemand apprécie-t-il les efforts  accomplis  par l’Union européenne pour se doter d’une PESC ? Quel bilan faites-vous de la coopération militaire européenne et des relations franco-allemandes dans ce domaine vital ? Les moyens mis en œuvre, notamment budgétaires, sont-ils à la hauteur des risques et menaces qui pèsent sur le continent européen ? Comment évaluez-vous l’impact des divergences survenues à propos de l’intervention militaire américaine en Irak sur la PESC ?

S.E.M.F.V.N. : Permettez-moi de commencer par un constat objectif : dans le cas de la crise iraquienne, la Politique extérieure et de défense commune (PESC) n'a pas fonctionné. Les Européens en ont tiré les enseignements : il faut passer à l'action et renforcer la PESC et la PESD. Nos partenaires européens doivent savoir que ce n'est qu'en présentant une position commune que nous pouvons exercer une réelle influence. Des progrès ont cependant déjà été accomplis dans la PESC et la PESD. Suite à la crise iraquienne, l'UE a décidé d'élaborer une stratégie globale de sécurité qui reposera sur une analyse commune des menaces.
Le projet de constitution comporte lui aussi des avancées dans ce domaine : il prévoit une concertation renforcée des États-membres lors des crises et sur les questions stratégiques. À l'avenir, aucun État-membre ne devra plus agir de son propre chef sans discussion préalable au sein du Conseil ou du Conseil européen. Par ailleurs, la Convention a proposé la création de la fonction de Ministre européen des Affaires étrangères. Désormais, l'Europe présentera un visage au reste du monde et elle parlera d'une seule voix.
La France et l'Allemagne ont contribué de manière décisive à ces résultats. Le projet de constitution reprend plusieurs de leurs propositions :
– Introduction d'instruments de flexibilité pour la PESD,
– Adoption d'une clause dite de solidarité,
-Création d'une agence d'armement et de capacités.
Pour décrire ce à quoi nous aspirons, nous avons forgé le terme "union européenne de sécurité et de défense". Selon le projet de constitution, cette UESD devrait se traduire par une coopération structurée et ouverte à tous les partenaires. Elle suppose également l'augmentation des capacités militaires de l'Europe. Cela soulève aussi la question de budget de la défense, même si son montant n'est pas le seul critère. Des progrès doivent également être réalisés grâce à des effets de synergie tels que ceux qu'une agence d'armement et de capacités doit permettre d'obtenir.

L.L.D. : Liées par un traité d’amitié et de coopération, l’Allemagne et la France le sont également par une interdépendance économique étant chacun l’un  pour l’autre le premier partenaire commercial et le premier investisseur. Dans quels domaines les relations bilatérales vous semblent-elles devoir être accrues ? Pouvez-vous dresser un bilan de la coopération frontalière franco-allemande, des jumelages de villes ou de régions, des échanges culturels, concernant notamment la jeunesse des deux pays ? A cet égard, quelles sont les perspectives et le sens plus profond de l’organisation de la conférence réunissant l'ensemble des régions françaises et des Lander allemands qui s’est tenue à Poitiers les 27 et 28 octobre 2003 ?

S.E.M.F.V.N. : Lors du dernier sommet franco-allemand, qui s'est tenu à Berlin le 18 septembre dernier, la France et l'Allemagne ont émis des propositions concernant un programme d'action européen pour la croissance. Ces propositions doivent venir compléter les propositions présentées par la Présidence italienne conjointement avec la Commission européenne et la Banque européenne d'investissement. Pour nos deux pays, il est essentiel, dans l'esprit de la "stratégie de Lisbonne" (développement d'une "société du savoir" européenne dynamique) d'encourager la compétitivité et le dynamisme de l'économie européenne par le biais d'investissements accrus destinés au capital humain, aux installations de production modernes ainsi qu'à la recherche et au développement.
Nos deux gouvernements sont conscients que la réussite de la mise en œuvre de ces objectifs passe impérativement par la contribution d'entreprises saines et tournées vers le marché international avec des investissements en Europe. Pour cela, les conditions macro-économiques doivent être plus stables et davantage axées sur la croissance. La politique économique et financière des gouvernements doit contribuer à l'obtention de ces conditions. Dans de nombreux cas, la compétitivité des entreprises dépend également des avantages financiers que la plupart des grandes séries de production permettent d'obtenir. Par le passé, les fusions d'entreprises européennes ont déjà contribué à garantir le maintien d'industries-clé en Europe. Les réussites d’Airbus et d'EADS en sont la parfaite illustration. Les gouvernements français et allemand se demandent s'ils ne pourraient pas étendre le renforcement des coopérations à d'autres secteurs (par exemple dans les domaines de l'aérospatiale et de l'armement).
Le 40ème anniversaire de la signature du Traité de l'Élysée a donné un nouveau souffle à la coopération bilatérale entre nos gouvernements. Nous avons continué à créer de nouveaux instruments de cette coopération. Les sommets qui se tiennent deux fois par an ont lieu sous la forme de sessions conjointes des deux cabinets (Conseil des ministres). La coopération bilatérale sera coordonnée plus efficacement grâce à la nomination des deux ministres des Affaires européennes aux postes de Secrétaires généraux pour la coopération franco-allemande. La coopération transfrontalière entre la Lorraine, l'Alsace et les régions allemandes voisines fonctionne depuis déjà de nombreuses années et a sensiblement rapproché les administrations et les services publics de part et d'autre du Rhin, y compris en coopérant également avec d'autres partenaires, à savoir le Luxembourg et la Suisse. L'idée d'un district européen autour de Strasbourg et Kehl, sous l'égide des deux ministres des Affaires européennes, nous a permis de franchir une nouvelle étape dans la qualité de cette coopération.
L'immense réseau de jumelages entre villes et régions, ainsi que de programmes d'échanges scolaires et de jeunes rapproche les gens. Nous devons entretenir ces réseaux et les rendre attractifs pour les générations à venir. Cela implique notamment que nous œuvrions pour le maintien de la place des langues française et allemande dans le pays partenaire. Cet automne, nous lancerons en France une campagne de promotion de la langue allemande et la France fera de même en Allemagne pour la langue française. C'est avant tout la connaissance de la langue du pays partenaire qui permet d'accéder véritablement et en profondeur à la façon de penser et à la culture du voisin.
Les 27 et 28 octobre derniers s’est tenue la conférence de Poitiers, qui réunit les présidents des régions françaises et les ministres-présidents des Länder ainsi que nos deux chefs de gouvernements, le Premier ministre M. Raffarin et le Chancelier fédéral M. Schröder. Cette rencontre instaure un nouveau niveau de coopération et s'inscrit dans la logique de la décentralisation menée en France et dans la tradition fédérale de l'Allemagne. Je suis convaincu qu'elle étendra et approfondira le réseau existant des partenariats entre régions. À l'avenir, les régions auront une importance croissante en Europe, c'est pourquoi de telles initiatives sont positives.

L.L.D. : Ennemis ou tout au moins rivaux historiques, l’Allemagne et la France jouissent aujourd’hui d’une relation qui, au regard de tous les observateurs, a constitué un exemple de réconciliation entre les peuples unique au monde. Ce modèle peut-il être appliqué à d’autres pays et sur d’autres continents ? Comment rendre durable la transmission de cette relation d’espoir et de paix aux générations futures ?

S.E.M.F.V.N. : La réconciliation franco-allemande et la coopération amicale entre nos deux pays qui s'en est suivie figure en effet parmi les plus éclatantes réussites politiques de la seconde moitié du siècle passé et elle est reconnue comme telle dans le monde entier.
Nous espérons naturellement que la réconciliation franco-allemande pourra servir d'exemple à d'autres régions du monde où des peuples s'affrontent depuis plusieurs générations. La France et l'Allemagne ont prouvé qu'une hostilité fondée sur le nationalisme et sur une rivalité hégémonique peut être vaincue même si cela ne s'est produit qu'une fois toutes leurs forces épuisées dans le conflit qui les a opposées. L'on ne peut qu'espérer que d'autres peuples encore ennemis en tirent la conclusion que l'on ne doit pas laisser les choses en arriver là.
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