En moins de deux décennies, la transition russe représente un véritable tour de force politique et économique. Portée par un développement vigoureux, la Russie a su s’ouvrir sur le monde tout en renouant avec un destin à la mesure de sa dimension géopolitique. Souvent qualifiée de « renaissance », cette réussite prend tout son sens dans le changement des comportements et dans l’esprit de renouveau qui anime la société russe.
Depuis les nombreux chocs qu’elle a subis – l’effondrement de l’URSS en 1991, la thérapie de choc de 1992, la crise financière de 1998, la société russe a développé de formidables capacités au changement, au point que celles-ci demeurent encore aujourd’hui le véritable facteur de différenciation social.1 En effet, même si les revenus moyens ont assez considérablement progressé, surtout depuis le « boom » engendré par la hausse spectaculaire des hydrocarbures, les stratifications sociales demeurent fortes. Certes, voilà déjà longtemps que l’on a assisté à la fin de la pénurie, que la liberté de se déplacer et de voyager s’est largement répandue et que les choix offerts aux consommateurs se sont considérablement diversifiés – aspects jugés parmi les plus positifs de l’économie de marché par la population russe. Autre signe encourageant : 50% des Russes déclarent figurer parmi les « gagnants », des réformes, le chiffre des perdants diminue se situant aux environs de 10%, alors que celui des indécis équivaut au tiers de la population. Pourtant, on oppose encore trop volontier les « nouveaux Russes » qui font étalage de leur richesse, aux « nouveaux pauvres », qu’on peut apercevoir sur les places, dans les métros, qui tendent la main, qui troquent de maigres objets, ou s’offrent en homme sandwich… Toutefois, le nombre de ces « travailleurs pauvres » reste fort difficile à déterminer. Les évaluations officielles les fixent à 16% de la population, alors que selon les sondages 38% de la population déclare avoir des difficultés à joindre les deux bouts.
Aussi, au-delà du cliché commun entourant les oligarques, dont les dix milliardaires figurant au dernier classement de Forbes, ce qui importe c’est la véritable émergence d’une classe moyenne, certes très localisée à Moscou et constituée de jeunes et de diplômés. Pas moins de 40% de Russes déclarent y appartenir, pourcentage certainement gonflé si l’on prend en compte les diverses catégories d’appartenance à cette classe (revenu, soit le capital financier, le niveau de formation, le capital formation et le patrimoine) et que d’autres analystes russes ramènent ce taux à 20%. Cet ensemble plus ou moins stable est entouré d’une frange de la population allant jusqu’à 70% du total. Ces évaluations restent cependant assez largement sujettes à caution car l’estimation des revenus reste toujours difficile du fait de l’importance de l’économie parallèle, cette ancienne « économie de l’ombre » que l’on évalue à 30% du PIB. Au surplus, à ces différenciations entre catégories sociales se superposent de larges écarts régionaux allant souvent de 1 à 10, le seuil de pauvreté étant lui-même variable. En Russie estime-t-on couramment que les 10% les plus riches se partagent 30% des revenus, alors que les 10% les plus pauvres ne disposent que de 2% des revenus, écart que l’impôt sur le revenu à taux unique à 13% ne parvient guère à réduire.
Pourtant, depuis 2003, on a assisté à une hausse générale des revenus qui s’est traduite par une véritable frénésie d’achats, phénomène qui s’explique par une série de raisons tenant à la volonté de rattrapage, l’apparition du crédit à la consommation, qui a connu un grand succès, malgré ses taux peu attractifs, la nécessité aussi de consommer, l’épargne des particuliers ayant été trop laminée à plusieurs reprises dans un passé récent. « La consommation est le principal moteur de la croissance », constate François Benaroya.3 « Elle progresse de plus de 10% par an, portée par une hausse à deux chiffres des revenus, et désormais par l’essor du crédit aux ménages : en 2006, les crédits à la consommation ont progressé de 86% et les crédits immobiliers – inexistants il y a quelques années -, de plus de 450%. La population russe accède à la consommation de masses. »
Ces évolutions n’en ont pas moins contribué à un plus grand éclatement de la société russe qui disposait jadis de cadres sociaux aisément identifiables et stables. Les Russes ont perdu tour à tour leur identité soviétique, ne sont plus membres de la même entreprise, ne participent plus aux multiples « collectifs » de travail, de loisir ou de proximité qui les encadraient et les guidaient. L’économie de marché a disloqué plusieurs liens sociaux et le règne quasi exclusif de l’argent a érodé maintes solidarités traditionnelles. La règle du chacun pour soi explique peut-être la relative apathie que l’on observe au sein d’une large portion de la population russe qui observe la politique avec détachement. D’où, après toutes ces années de bouleversements, l’attachement à la stabilité et à la continuité, au statu quo. N’oublions pas que plus de 8 millions de Russes sur les 25 millions installés hors des frontières se sont installés en Russie entre 1992 et 2002, non sans difficulté à une époque où sévissait la pénurie de logements. Bien des habitants des régions peuplées de manière volontariste (Sibérie orientale, Grand Nord du pays) sont également revenus en Russie européenne. Quant au sud de la Russie, il voit affluer les réfugiés du Caucase. La Fédération de Russie attire en outre de nombreux habitants des membres de la Communauté des Etats indépendants (CEI), de l’Ukraine à l’Asie centrale, entre 3 et 5 millions de personnes selon les saisons, qui recherchent un travail saisonnier et un salaire plus élevé. Ces travailleurs se concentrent principalement à Moscou – un million principalement sur les grands chantiers -, autant de phénomènes qui alimentent une xénophobie rampante.4
A l’heure où l’idéologie libérale régnait en maître, le retrait de l’Etat protecteur a été ressenti par la majorité de la population comme une perte, car cet Etat était pourvoyeur d’une série de prestations sociales désormais monétisées. Pour le moment, une véritable société civile n’a pas encore émergé même si nombreuse de ses bases ont été définies. Est-ce étonnant dans ces conditions, qu’en 2000, 80% des sondés étaient d’accord avec l’idée que « la Russie a besoin d’une main de fer » ?
Qu’en est-il par ailleurs du débat permanent sur la démocratisation de la Russie ? Lors du récent G-8, le Président Poutine a déclaré tout net que la Russie « n’inventerait pas pour elle-même une forme particulière de démocratie ». Certes, selon un récent sondage du Centre d’étude de l’opinion publique (VTsIOM), 70% des Russes ne doutent pas que les élections libres, le pluralisme politique et de la presse conviennent parfaitement à leur pays, mais presque la moitié des sondés sont persuadés que l’égalité devant la loi, principe clef de tout Etat démocratique, ne sera jamais respectée chez eux. Interrogés sur ce qui manquait le plus au développement de la démocratie en Russie, ils ont cité en premier lieu la nécessité « de délivrer les gens des difficultés matérielles ». Ils ont en revanche placé en fin de liste le développement de la société civile, des partis politiques, des syndicats et des ONG. Est-ce par nostalgie du consensus soviétique, par inclination naturelle ou par expérience ? Toujours est-il qu’ils ne voient pas forcément d’un œil favorable le multipartisme, reflet plus des fractions de la société que véritable moteur de la vie politique. C’est que les formations politiques pour l’électeur de base sont souvent créées par le haut et se cantonnent à des luttes de personnes.
De telles appréciations ne doivent ni surprendre, ni émouvoir : elles reflètent l’état d’une opinion publique qui a subi bien des mutations, souvent brusques. Le passé imprègne encore les mentalités. Et après tout, les bouleversements qu’a connus la Russie se sont déroulés dans le calme, alors que l’on aurait pu craindre la guerre civile ou des soubresauts violents. Les contradictions qui traversent la société russe, souvent en profondeur, relèvent d’une période d’adaptation où chacun doit trouver de nouveaux repères et s’adapter à un rôle nouveau. Les paradoxes abondent, certes mais ils devraient s’atténuer. L’un saute aux yeux : alors que l’économie russe est indubitablement engagée dans la globalisation, et que ses entreprises et banques procèdent à des séries d’achats d’entreprises étrangères, et pas seulement dans le secteur énergétique, une partie de l’opinion, se cantonne dans un néo-traditionalisme opposant la Russie à l’Occident comme au beau temps de la controverse qui avait opposée à la fin du XIXème les Occidentalistes aux Slavophiles. Pourtant le Président Poutine n’a jamais évoqué dans ses discours « une civilisation russe spécifique », jamais il n’a parlé d’une « quelconque voie russe », analogue au Sonderweg, qui avait connu son heure de gloire dans l’Allemagne wilhelmienne. Chaque Russe dans son for intérieur s’interroge sur le destin et la place de la Russie dans le monde, devenue une préoccupation majeure pour 70% de la population, les mêmes sans doute qui accordent au Président Poutine pour mérite principal d’avoir renforcé le statut international de leur pays.
Peut-on suivre dans ces conditions à la lettre, le raccourci du sociologue Mikhaïl Taroussine, selon, lequel il existerait aujourd’hui trois Russies, une Russie qui vit dans le passé, une Russie qui survit dans le présent, et une Russie qui se projette dans l’avenir. Cette dernière estime-t-il constitue 20% de la population. Gageons qu’avec la croissance retrouvée et au fur à mesure que la Russie nouvelle consolidera ses acquis, cette proportion ne fera que croître et deviendra majoritaire. Pour le grand sociologue Yuri Levada, véritable père des sondages en Russie et ausculteur hors pair de l’opinion publique, récemment disparu, l’avenir de la Russie reposera sur les épaules de la génération née entre 1975 et 1980, la « première génération pragmatique ». Sa tâche sera d’achever la modernisation politique, économique et sociale du pays, déjà largement entamée. Il lui restera à relever maints défis dont l’un des plus aigus consistera à endiguer le tragique déclin démographique russe, que Vladimir Poutine a qualifié de problème « le plus grave du pays ». Doit-on en effet réellement s’effrayer d’une Russie dont la population est passée de 150 millions d’habitants en 1991 à 142,4 millions en 2006 et que certains démographes projettent même à 100 millions d’habitants en 2050 ! « Selon le service fédéral des statistiques, entre 1989 et 2002 la mortalité a été multipliée par 1,5 (touchant davantage les hommes) et la natalité a baissé de 1,4 ». La Russie, est aujourd’hui le premier pays au monde qui perd aussi massivement sa population : 800 000 personnes en 2004 du fait de la hausse de la mortalité et un taux de fécondité tombé à 1,23. De part et d’autre du fleuve Amour, la Chine surpeuplée fait face à une Russie qui se dépeuple. De Vladivostok sur le Pacifique jusqu’à la frontière de la Mongolie, 7,5 millions de personnes font face à plus de 130 millions de Chinois.
Le Russe, tel le batelier de la Volga, hisse son pays vers un avenir qui lui paraît certainement meilleur qu’il ne l’aura jamais été dans le passé. Une soif de progrès l’anime, un appétit de consommation le mobilise, sans que la quête spirituelle à laquelle l’ont habitué ses aïeux et la création artistique qui vît constamment en lui, ne soient éteintes pour autant. P.B.
1 – Comme l’analyse Myriam Désert dans son article « Les nouveaux Russes », La Documentation française, Questions internationales, n°27, septembre octobre 2007.
2 – Myriam Désert article, Ibid.
3 – « Russie, un miracle économique… jusqu’à quand ? » Ramsès Ifri, Dunod, 2008, page 139.
4 – Voir Anne Le Huéron, « Nécessaires et indésirables ? Les migrants en Russie » et Amandine Regamey in La Revue nouvelle, août 2007/N°8, dossier « Russie : regards croisés ».
5 – Voir « La Russie », Opinion publique, Ramsès, Ifri.
6 – Lilia Ovcharov et Lidia Prokofieva, « Politique sociale : entre héritages et transformations », in Revue nouvelle.