« Une démocratie apaisée, une économie performante »
Alors que le Ghana célèbre le 50ème anniversaire de son indépendance, le Président John Agyekum Kufuor peut se prévaloir d’avoir approfondi l’ancrage des valeurs de bonne gouvernance tout en relançant le dynamisme de l’économie. Autant de progrès qui renforcent sa légitimité à conduire l’Union africaine, et que met ici en perspective S.E. le Professeur Albert Owusu-Sarpong Ambassadeur du Ghana en France.
La Lettre Diplomatique : Monsieur l’Ambassadeur, le Ghana a célébré le 50ème anniversaire de son indépendance le 6 mars dernier. Quel regard portez-vous sur son évolution depuis 1957 ? Que reste-t-il, selon vous, de l’héritage du Dr Kwame Nkruma ? Au regard du Sommet de l’Union africaine qui s’est tenu à Accra du 1er au 3 juillet dernier, quel sens donnez-vous au mouvement panafricain, auquel il était en grande partie consacré ?
S.E.Prof Albert Owusu-Sarpong : Le chemin parcouru depuis 1957 a été tortueux, parfois même tumultueux, mais globalement positif. Du concept de Gouvernement continental laissé en héritage par le Dr Kwame Nkrumah, il ne reste que quelques velléités. Le Sommet de l’Union africaine qui s’est tenu à Accra du 1er au 3 juillet avait pour objectif de promouvoir les ambitions les plus réalistes de l’Union africaine : assainissement des économies nationales, l’incitation à la bonne gouvernance et au respect des Droits de l’Homme, à l’intégration régionale africaine et inter-continentale – tout cela dans le but de permettre à l’Afrique de relever les défis qu’impose la mondialisation.
L.L.D. : L’arrivée au pouvoir en 2001 du Président John Agyekum Kufuor, réélu le 7 décembre 2004, a marqué l’ancrage du processus de démocratisation entamé en 1992. A un peu moins de deux ans de la fin de son second mandat, quel bilan peut-on dresser de son action ? Quels défis attendent, de votre point de vue, la prochaine génération de dirigeants politiques ghanéens ?
S.E.Prof A.O.S. : Une démocratie apaisée, une économie performante chiffrée à 6,2% de croissance pour 2006. On peut résumer ainsi deux accomplissements significatifs de l’action entreprise. De mon point du vue, la nouvelle génération des dirigeants politiques ghanéens devra prendre appui sur les réussites économiques et politiques obtenues depuis 1992, pour poursuivre la modernisation de l’économie du pays, c’est-à-dire en intégrant la marche générale du pays vers des critères indubitablement mondiaux.
L.L.D. : Le Ghana a été le premier pays à se soumettre au Mécanisme africain d’évaluation par les pairs (MAEP), placé au cœur du Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). Comment évaluez-vous les progrès accomplis par votre pays en matière de bonne gouvernance, notamment en faveur de la lutte contre la corruption ? Assurant la présidence de l’Union africaine, quels sont les axes privilégiés par le Président John Agyekum Kufuor pour consolider la mise en œuvre du NEPAD ?
S.E.Prof A.O.S. : Accepter de se soumettre au Mécanisme africain d’évaluation (MAEP) dans le cadre du Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD) est le signal que le Ghana a décidé, en toute souveraineté, de nettoyer ses écuries d’Augias. En acceptant de mettre de l’ordre d’abord chez lui par la lutte contre la corruption et en admettant que ses pairs puissent évaluer les progrès du Ghana sur le plan de la démocratie, de la bonne gouvernance, le Président Kufuor, Président en exercice de l’Union africaine, souhaite que les autres axes d’articulation du NEPAD soient suivis d’effet.
L.L.D. : Avec 6,2% de croissance en 2006, la bonne santé de l’économie ghanéenne est saluée par l’ensemble de ses partenaires financiers qui se sont engagés le 1er mars dernier, à soutenir la Stratégie d’Assistance conjointe du Ghana (G-JAS). Quelle est la portée de cette initiative ? Comment le gouvernement ghanéen envisage-t-il de réduire le déficit public, seule ombre au tableau de la stabilité macro-économique de votre pays ?
S.E.Prof A.O.S. : La stratégie d’Assistance conjointe devrait permettre à mon pays d’accroître davantage sa croissance économique. Le Gouvernement devra impérativement résister aux incitations de dépenses publiques avec la stabilisation macro-économique.
L.L.D. : Deuxième producteur mondial de cacao et deuxième producteur africain d’or, l’ancienne Côte d’Or demeure néanmoins dépendante en matière d’approvisionnement énergétique. Pouvez-vous nous expliquer les causes de la crise énergétique que traverse votre pays et les moyens qu’il envisage de mettre en œuvre pour la résoudre ? Dans quelle mesure l’investissement étranger peut-il contribuer à l’essor d’autres secteurs que celui des industries extractives où ils restent en grande partie concentrés ?
S.E.Prof A.O.S. : La crise énergétique momentanée que traverse le Ghana trouve ses explications dans l’histoire du pays. Dès l’indépendance, nos dirigeants ont privilégié l’énergie hydro-électrique au détriment d’autres sources d’approvisionnement. Et l’on sait les aléas de la pluviométrie sur une politique énergétique d’inspiration hydraulique. D’autres pistes, notamment solaires, sont donc à explorer. Par ailleurs, la promotion des investissements privés et étrangers dans les services (notamment bancaires) et dans les communications est désormais une condition sine qua non pour le Gouvernement Kufuor.
L.L.D. : Alors que l’éducation et la réduction du chômage ont fait l’objet de progrès substantiels, la « fuite des cerveaux » représente encore un problème majeur pour le Ghana. Quelle approche les autorités ghanéennes ont-elles adopté pour remédier à ce phénomène ? Au-delà, quels sont les principaux axes de la réforme du système éducatif ghanéen ?
S.E.Prof A.O.S. : « La vaporisation des cerveaux » – comme j’aimais à le dire à mes étudiants qui avaient hâte de terminer leurs études supérieures au Ghana et de rejoindre l’Eldorado occidental… Il s’agit incontestablement d’un problème de taille et auquel le gouvernement doit faire face. Et lorsqu’on sait également que, pour 2006, les versements que ces « cerveaux vaporisés » ont envoyé à leurs familles restées au Ghana, ont totalisé 6 milliards de dollars américains, le problème pour mon pays devient plus épineux encore.
Quoi qu’il en soit, le Gouvernement a accepté les recommandations d’un comité consultatif pour mettre en application, à partir de septembre prochain, un nouveau système éducatif à l’américaine au niveau secondaire : Junior High School, Senior High School avant de se spécialiser à l’Université en Agronomie, en Ingénierie, en Sciences physiques, en professions libérales ou en lettres.
L.L.D. : A la tête de l’Union africaine, le Président John Agyekum Kufuor doit faire face à la gestion de nombreuses tensions sur le continent. Quelle position entend-t-il adopter pour mettre un terme au drame du Darfour ? Quel rôle l’Union africaine est-elle, par ailleurs, appelée à jouer dans la crise somalienne ?
S.E.Prof A.O.S. : Les crises politiques dans le voisinage (Libéria, Sierra Léone, Côte d’Ivoire) ont révélé un Président Kufuor fin négociateur. Son prestige international et la confiance que lui font les bailleurs de fonds sont de nature à permettre au Président en exercice de l’Union africaine de réussir la sortie de crise au Darfour et en Somalie.
L.L.D. : Si la Côte d’Ivoire semble reprendre le chemin de la stabilité, l’Afrique de l’Ouest continue d’être secouée par des crises politiques, que ce soit en Guinée ou au Togo. Comment votre pays peut-il contribuer à l’apaisement des tensions que connaît la région ?
S.E.Prof A.O.S. : Contrairement à la Côte d’Ivoire où les hommes se sont affrontés manu militari pour le pouvoir, le Togo et la Guinée ont connu des crises constitutionnelles, voire de légitimité ou de succession.
A travers les institutions de la CEDEAO, le Président Kufuor et ses homologues ouest-africains ont œuvré au retour de la paix nationale au Togo avec l’élection et l’investiture du Président Faure Nyassingbé et en Guinée avec la nomination d’un Premier Ministre consensuel Kouyaté qui saura, nous l’espérons ab imo pectore, conduire le vaisseau guinéen à bon port.
L.L.D. : Les pays anglophones et lusophones de la région devraient s’associer d’ici 2009 au sein d’une nouvelle union monétaire avec l’introduction d’une devise baptisée « Eco ». Alors que le Ghana met en circulation un nouveau Cedi, quels sont les atouts de cette initiative régionale ? Quelles sont les prochaines étapes de l’intégration économique de l’Afrique de l’Ouest ?
S.E.Prof A.O.S. : L’introduction d’un nouveau Cedi est d’abord une mesure anti-inflationniste. Elle vise à réduire le volume de l’argent en circulation avant l’introduction d’une monnaie régionale qui sera l’Eco.
A l’exemple de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), ce processus revient à poser les maquettes d’un grand marché africain, régional d’abord, continental ensuite.
L.L.D. : En marge des relations traditionnelles avec les pays européens, les Etats-Unis mais surtout la Chine ou le Japon ont notablement accru leur présence au Ghana comme dans le reste de l’Afrique. Comment percevez-vous l’émergence de ces nouveaux acteurs pour le développement de votre pays ? Ces nouveaux débouchés sont-ils, selon vous, de nature à inverser la tendance qui a vu la part de l’Afrique décroître dans le commerce international ?
S.E.Prof A.O.S. : L’intérêt de la Chine en Afrique n’est pas une mauvaise chose en soi, même si je ne suis pas favorable au remplacement d’une forme de paternalisme/impérialisme par une autre. Historiquement, culturellement et géographiquement, l’Afrique est, à tout jamais, ancrée à l’Occident. En s’élargissant à l’Europe centrale, l’Union européenne (UE) devrait penser en même temps à des millions d’Africains qui sont assimilés par ces civilisations. Donc, oui à la Chine et au Japon – à la condition expresse que l’Europe reprenne, vis-à-vis de notre continent, toute la place qui lui revient ; mes collègues Ambassadeurs africains en poste à Paris n’ont de cesse de réitérer cette idée à nos homologues européens et me font penser inexorablement à Boileau : « Mille fois sur le métier reportez votre ouvrage. Polissez et repolissez… »
L.L.D. : Effectuant une visite d’Etat au Royaume-Uni en mars dernier, le Président John Agyekum Kufuor a conclu un accord de partenariat pour le développement d’une durée de dix ans. Comment qualifieriez-vous les relations ghanéo-britanniques 50 ans après l’indépendance ? Quelles sont les atouts de l’appartenance du Ghana au Commonwealth ?
S.E.Prof A.O.S. : Le Ghana est à la fois membre du Commonwealth et membre associé de la Francophonie où je siège comme le Représentant personnel du Président Kufuor. Des sociétés françaises (Compagnie Fruitière, Société Générale, Sagem…) s’activent au Ghana pour pousser l’économie ghanéenne en avant. La Grande Bretagne, ancienne métropole pour le Ghana, a sa place comme la Chine et le Japon. Car, c’est des Nations unies que l’on devrait parler désormais et non pas de « chasses gardées » lorsqu’il s’agit de mener une réflexion sur les relations de partenariat entre pays du Nord et pays du Sud.
L.L.D. : A l’occasion du 200ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage par les Britanniques, le Président John Agyekum Kufuor a inauguré au Royaume-Uni, en juillet 2006, un nouveau centre de recherche sur l’esclavage, l’Institut Wilberforce. Comment percevez-vous la polémique sur l’indemnisation des populations concernées par cette période sombre des relations avec les anciennes puissances coloniales ?
S.E.Prof A.O.S. : Dès lors qu’on aurait fait son obligation de mémoire (le décret de 1848 sous l’impulsion de Victor Schœlcher, la récente législation au Parlement français classant l’esclavage comme crime contre l’humanité, l’action menée par William Wilberforce pour que l’esclavage soit abolie dans les colonies britanniques), le pardon et la réconciliation œcuméniques doivent reprendre le pas sur toute autre considération.
Aimé Césaire disait à juste titre : « Au fond, la négritude qu’est-ce donc, sinon la postulation agressive de la fraternité ? »
L.L.D. : Le Ghana a obtenu un siège au Conseil des droits de l’Homme des Nations unies jusqu’en 2008. Quelle voix compte-t-il faire entendre au sein de ce nouvel organe des Nations unies, au regard des problèmes qui persistent dans ce domaine sur le continent africain, notamment au Zimbabwe ? Plus globalement, quelle est votre vision de le réforme de l’ONU ?
S.E.Prof A.O.S. : Le siège que mon pays a décroché au Conseil des Droits de l’Homme vient consacrer notre réputation dans ce domaine. Pour nous, un régime qui matraque ses citoyens est un régime moribond, où qu’il se trouve. Toutefois, pour que les différents pays, comme le Ghana, puissent avoir l’autorité morale permettant de dénoncer les dérives des régimes autoritaires, la question de la réforme des Nations unies vient fort à propos.
Les réalités de 1945 ne sont plus celles d’aujourd’hui. La représentation au Conseil de sécurité des pays émergents (Chine, Brésil, Afrique) est désormais à l’ordre du jour. Faisons en sorte que l’équilibre du monde soit reflété par l’organe le plus représentatif jusqu’à ce jour du monde ; cet organe qui a été créé au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour que, plus jamais, disaient les fondateurs, le fléau de la guerre ne soit toléré dans le monde.
L.L.D. : La participation du Président John Agyekum Kufuor au Sommet France-Afrique en février dernier témoigne de son attachement à développer la coopération entre les deux pays. Quelle place la France peut-elle occuper au Ghana, tant au plan de la coopération que des échanges économiques ?
S.E.Prof A.O.S. : Je crois avoir déjà répondu, ne serait-ce que partiellement, à cette question au début de cet entretien. La France a sa place au Ghana avec la technologie performante dont elle s’est dotée et qui n’est pas à discuter (TGV, Airbus A 380), mais aussi avec ses manières et sa culture pour lesquelles les représentants ghanéens se sont épris. Le dialogue entre peuples, pays et civilisations semble d’ailleurs bien engagé entre la France et le Ghana. Je ne puis, pour ma part, que m’en féliciter.
L.L.D. : Titulaire d’un doctorat en Lettres françaises de l’Université de Strasbourg et passionné de culture francophone, vous devez vous sentir particulièrement impliqué dans le processus d’adhésion du Ghana à l’Organisation internationale de la Francophonie. Comment définiriez-vous les apports du mouvement francophone pour votre pays ?
S.E.Prof A.O.S. : Puis-je faire un aveu ? Lorsque le Président a voulu me nommer à ce poste, nombreux étaient mes compatriotes qui lui ont dit : « Parfait ! Mais, va-t-il faire notre affaire ou l’affaire de la France ? »
Le Président relate cette anecdote avec hilarité et je crois qu’elle résume toute la confiance de mon pays en ma formation universitaire française, en ma famille française, en mon attachement à votre pays. Tout, et ce sera le mot de la fin, devrait faciliter une symbiose entre mon pays et la France.
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