Future plaque tournante de l’Océan Indien ?
Deux ans après la fin d’un conflit long de trois décennies, la levée de l’état d’urgence fin août 2011 confirme l’entrée du Sri Lanka dans une nouvelle ère. Avec la récente découverte de gisements de gaz au large de ses côtes, son avenir s’annonce plus qu'enviable. S.E.Dr Dayan Jayatilleka, Ambassadeur du Sri Lanka en France, évoque pour nous les opportunités de ce renouveau pour le développement du pays et les atouts de son positionnement stratégique au cœur de l’Océan Indien.
La Lettre Diplomatique : Monsieur l’Ambassadeur, le gouvernement sri-lankais a annoncé le 26 août 2011 la levée de l’état d’urgence près de trois décennies après le début du conflit avec la guérilla séparatiste tamoule (LTTE). Quel sentiment vous inspire la nouvelle ère de développement et de stabilité qui s’ouvre pour votre pays ?
S.E.Dr Dayan Jayatilleka : Tout d’abord, permettez-moi de vous remercier de l’opportunité que vous m’offrez de m’exprimer. Bien que des gouvernements démocratiquement élus se soient toujours succédés au Sri Lanka, ma génération a grandi sous l’état d’urgence. En fait, cette mesure a été adoptée dès avant le début de la guerre de sécession : pendant 1 000 jours, entre 1965 et 1970, par un gouvernement libéral de centre-droit en réponse à de nombreuses grèves et de révoltes d’étudiants ; puis durant une période plus longue, de six années, en 1971, par le gouvernement de centre-gauche de Mme Sirimavo Bandaranaike, dans un contexte d’insurrection armée de la jeunesse.
Compte tenu de ce contexte historique, la levée de l’état d’urgence constitue un aboutissement marquant pour le Sri Lanka, qui va au-delà de la guerre et de la paix, en ce sens qu’il précédait le conflit. Elle traduit la normalisation du pays. Mais je dois être honnête avec vous. Une loi a dû néanmoins être introduite, limitée à une durée d’un an, afin de pouvoir maintenir en détention les présumés terroristes arrêtés durant les combats et dont le nombre est estimé à un millier.
Sur le plan du développement, je pense qu’il faut bien garder à l’esprit que, même durant les pires moments du conflit, lorsque les attentats suicides se succédaient au nombre de deux ou trois par mois, le Sri Lanka a tout de même fait preuve d’une surprenante résistance économique comme en témoigne les taux de croissance que nous avons atteints. A leur plus bas niveau, ils oscillaient tout de même autour de 5%. Notre PIB devrait désormais croître encore plus rapidement. Or, une économie qui s’est avérée aussi résistante en période de conflit ne peut avoir que beaucoup de potentiel en temps de paix. Ce dont elle fait preuve d’ores et déjà. Mais je dois convenir qu’il est nécessaire d’en faire bien davantage, en particulier en terme de diffusion du développement, tant au plan géographique, entre nos différentes régions, qu’au plan humain, entre différentes catégories sociales.
LLD: Réélu le 26 janvier 2010, le Président Mahinda Rajapakse a instauré une « Commission pour la Réconciliation et les leçons retenues ». Quelles sont vos attentes à l’égard des travaux de cette commission ? Comment percevez-vous les critiques formulées notamment par les Etats-Unis et l’Union européenne concernant les violations des droits de l’homme lors de l’intervention militaire contre le LTTE ?
S.E.Dr D.J. : La Commission pour la Réconciliation et les Leçons retenues a présenté son rapport à la mi-novembre 2011. Je tiens à souligner qu’elle a tenu des audiences publiques et ouvertes à travers tout le pays, y compris dans les anciennes zones de conflit. Bien entendu, il n’a pas été possible d’entendre toutes les personnes désireuses de témoigner devant la Commission, mais même des veuves de guerriers des Tigres tamouls ont pu le faire. Certains témoignages se sont d’ailleurs révélés particulièrement critiques pour les forces armées. Tout ce processus a été transparent et rapporté par la presse.
Lorsque j’observe le reste du monde, je ne relève pas beaucoup d’autres exemples de pays ayant mis en place ce genre de commission seulement deux ans après avoir remporté une victoire majeure sur un mouvement terroriste. A titre d’exemple, je citerais le fameux attentat du « Bloody Sunday » perpétré en Irlande du Nord, à Londonderry, en 1972. Beaucoup de civils ont alors été tués, alors que cela n’avait pas eu lieu au cours d’une bataille ou d’un conflit opposant deux armées. Il a cependant fallu attendre 38 ans pour qu’un rapport soit rendu public. En ce sens, je pense donc que nous ne nous en sortons pas trop mal et peut-être même mieux que d’autres. Beaucoup de tort a certes été fait dans les zones de guerre, mais il faut bien comprendre que nous avons été confrontés à trente ans de conflit.
S’agissant des critiques que vous évoquez, je voudrais rappeler en premier lieu qu’elles n’ont pas été formulées par les Nations unies, que ce soit l’Assemblée générale, le Conseil de sécurité ou le Conseil des droits de l’homme auprès duquel j’ai occupé les fonctions d’Ambassadeur du Sri Lanka alors que la guerre était encore en cours.
En fait, ce rapport très critique a été élaboré par un panel de trois experts nommés par le Secrétaire général des Nations unies. Celui-ci était mandaté pour le conseiller sur les normes et standards en matière de responsabilité relatifs aux dernières périodes du conflit armé sri-lankais. Au lieu de se contenter d’accomplir la mission qui lui était assignée, ce panel a produit un rapport très épais sans jamais avoir même visité le pays, ce que je qualifierais d’enquête virtuelle. Nous ne le considérons donc pas comme un rapport des Nations unies. Nos relations avec cette organisation demeurent d’ailleurs très bonnes. En outre, nous avons publié un rapport contradictoire exhaustif s’appuyant sur une argumentation très documentée.
Pour ce qui est des critiques émises par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne, je voudrais rappeler que nous entretenons avec eux des liens d’amitié. Comme toutes les démocraties nous devons faire face aux mêmes dilemmes. Quels choix devons-nous faire face à une organisation terroriste qui prend des millions de personnes en otage ? Que pensez-vous de ce que doivent parfois endurer les populations civiles ? Les frappes de drones ou la question de Guantanamo soulèvent également des interrogations. Nous devrions plutôt discuter de nos différences en les considérant comme des réalités. Dès lors que l’on pointe du doigt le Sri Lanka, nous sommes en droit de réagir de la même manière, mais cela n’a jamais été notre attitude.
Notre pays a probablement commis des
erreurs. Malheureusement, ils font partie intégrante de la guerre d’unification d'un pays, se déroulant à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues et légitimes. Le Sri Lanka n’a occupé ni annexé aucun autre peuple. Nous souhaiterions que beaucoup de pays nous ayant critiqué suivent l’exemple de la France qui s’est toujours montrée très sensible aux spécificités caractérisant les sociétés de ses anciennes colonies.
L.L.D. : Comment appréhendez-vous les revendications de la population tamoule en faveur d’une plus large autonomie ?
S.E.Dr D.J. : La lutte armée du LTTE a été conduite sous le slogan d’un « Etat tamoul indépendant ». Il s’agissait d’un projet sécessionniste.
Pour autant, toute l’opinion publique tamoule n’a pas été ou n'est pas sécessionniste. Je vous accorde en revanche que la majorité de la population tamoule au Sri Lanka et à l’étranger aspire à un plus grand degré d’autonomie.
Sur le principe, l’Etat sri-lankais n’y voit aucun obstacle. Aucun gouvernement sri-lankais n’a considéré qu’il ne faille débattre des degrés d’autonomie ou même interdit la discussion sur le fédéralisme. Cependant, l’opinion publique au Sri Lanka, tout comme c’est le cas en France ou au Royaume-Uni, n’est pas favorable au fédéralisme. La majorité, selon les sondages d'opinion publique, aspire en effet à une plus grande autonomie des provinces au sein d’un Etat centralisé fort. Il semble que cela soit aussi une spécificité dans la culture politique sri-lankaise. Ce dont nous pouvons dès lors discuter, c’est des solutions qui peuvent être mises en œuvre et du degré de délégation des pouvoirs ou de partage des pouvoirs qui peut être envisagé.
Il convient de souligner que la Constitution du Sri Lanka inclut déjà une très forte disposition en faveur de l’autonomie des provinces. Celle-ci est connue comme étant le 13ème amendement qui résulte de l’accord conclu entre le Sri Lanka et le Premier Ministre indien Rajiv Gandhi en 1987. Cet accord prévoyait également que les forces de maintien de la paix indiennes soient déployées dans le pays. Il y eut alors un débat public très passionné au Nord comme au Sud contre leur présence. Mais personne dans le Sud ne leur a déclaré la guerre, contrairement aux Tigres tamouls, et ce bien que les forces indiennes étaient là pour garantir la mise en application d’un accord prévoyant l’autonomie des régions du Nord et de l'Est du pays.
En un sens, ce fut la meilleure opportunité pour les Tigres tamouls d’obtenir gain de cause. Ils ont toutefois fait le choix de la guerre en affrontant les forces de maintien de la paix et en assassinant quelques années plus tard le Premier Ministre indien. 2011 marque d’ailleurs le 20ème anniversaire de sa mort.
Le 13ème amendement à la Constitution n’a pas pu réellement entrer en vigueur en raison des activités des Tigres dans les régions concernées et de l’opposition de la population à leur autonomie politique. Je peux moi-même témoigner de la guerre menée par les Tigres au Conseil provincial du Nord-Est, au sein duquel j’ai occupé le poste de Ministre de la Planification et de la Jeunesse en 1998.
Aujourd’hui, deux ans après la fin de la guerre, le débat porte sur la réactivation de ce Conseil provincial. Or, du point de vue de la majorité de la population, certaines questions restent en suspens quant au degré de modération du principal parti parlementaire des Tamouls du Nord, l’Alliance nationale des Tamouls (TNA). En effet, celui-ci n’a pas encore affirmé, qu’il acceptait les termes du 13ème amendement de la Constitution comme la base de la discussion. De plus, il n’a pas encore émis de critiques contre les exactions du LTTE.
Pour notre part, je pense que nous avons fait le choix de préserver la force de la démocratie sri-lankaise. Très vite, après la fin d’une si longue guerre, des élections parlementaires et municipales ont ainsi été organisées à deux reprises dans le Nord-Est, confirmant d’ailleurs le poids politique local du TNA, même si son degré de popularité est loin d’être aussi grand que celui du parti au pouvoir à l’échelle nationale.
Si vous considérez l’Europe et plus particulièrement l’Espagne par exemple, vous noterez qu’un parti parlementaire similaire, le parti nationaliste basque, Herri Batasuna, a été banni de la scène politique. Je ne saurais dire si c’était juste ou non, car il s’agit d’une décision de la nation espagnole, mais, dans notre cas, nous n’avons pas interdit le TNA. Je pense que cela illustre toute la souplesse de la démocratie sri-lankaise qui a jusqu’à présent donné l’opportunité au TNA de s’exprimer. Et ce, sans que l’issue des élections n’ait été influencée en dépit de la très grande présence de l’armée dans cette zone du pays.
En revanche, cela signifie aussi que le TNA doit être plus réaliste et doit comprendre que la seule façon réaliste d’avancer est de réactiver le Conseil provincial et le 13ème amendement de la Constitution. A ce stade de notre histoire, il ne me semble pas possible de contourner cette option. La seule autre alternative envisageable, et constitutionnellement acceptable, serait d’organiser un référendum national. Mais celui-ci aboutirait au refus de la population de franchir le cap du fédéralisme. Après trente ans de guerre, il y a sans doute de l’extrémisme de part et d'autre. Mais il doit y avoir un échange et un dialogue.
Celui qui a été initié avec le TNA a été interrompu, celui-ci ayant rejeté la proposition du gouvernement et lui ayant opposé un ultimatum. Ignorant cet ultimatum, notre gouvernement a proposé de nommer un comité parlementaire restreint, rassemblant des représentants de tous les partis, y compris le TNA, pour discuter d’une solution dans une période de six mois.
L.L.D. : Estimé à plus de 2,5 milliards de dollars, un vaste plan de reconstruction a été engagé dans les provinces du Nord du pays touchées par le conflit. Quels sont les principaux projets d’infrastructures prévus par ce plan ?
S.E.Dr D.J. : Le gouvernement sri-lankais ne veut pas, en effet, attendre que le processus de réconciliation soit achevé pour avancer sur les questions de la reconstruction et de la réhabilitation des zones affectées par le conflit. Beaucoup d’experts pensent que la prospérité économique peut résoudre les problèmes politiques. Ce n’est pas vrai car se pose aussi un problème d’identité.
La reconstruction économique constitue un but en soi car certaines zones ont trop longtemps été isolées de l’évolution du reste pays. Le gouvernement s’est concentré sur les grandes infrastructures, car de son point de vue, si l’électricité et les routes sont réhabilitées, les entreprises y retourneront et y investiront. C’est ce à quoi nous travaillons.
Durant le conflit, les liens entre le Nord et le reste du pays n’ont d’ailleurs pas été coupés seulement au sens strictement physique, mais aussi dans tous les sens possibles, entravant tout accès au marché, certes parfois en raison des très lourdes mesures de sécurité mises en place pour débusquer les bombes acheminées dans les villes.
Mais désormais, tout cela c’est du passé. Le secteur privé, qui s’implante dans le Nord et dans l’Est du pays, est à l’origine d’une profonde dynamique, même s’il se trouve parfois confronté à des obstacles comme le manque d’infrastructures, ou même les mentalités qui n’ont pas changé. Parfois, des réactions peuvent ainsi se manifester, par exemple, contre un grand hôtel touristique ou une grande entreprise dont les activités sont susceptibles de changer les modes de vie, comme s’il s’agissait d’une intrusion.
Il est également de la responsabilité du gouvernement de déminer des zones entières – le nombre de mines ayant été évalué à une certaine époque à 2 millions. En fait, il s’agit d’un des problèmes majeurs auquel est confronté la reconstruction et qui a empêché les personnes déplacées par le conflit et accueillies dans des camps de réfugiés temporaires, de retourner à leur maisons.
Par ailleurs, les autorités sri-lankaises mettent l’accent sur le rétablissement des institutions d’éducation dans les anciennes zones de guerre. C’est un aspect très important de sa tâche, l’éducation étant considérée presque comme une religion au Sri Lanka. Aujourd’hui, même les jeunes hommes et femmes qui purgent une peine de prison pour s’être engagés aux côté des Tigres, peuvent prétendre aux programmes d’enseignement et aux examens diplômant.
Enfin, une troisième dynamique est générée par la société. Les individus évoluent et le tourisme domestique tend à s’amplifier. Il faut aussi souligner la réussite de certaines initiatives, comme la grande marche qui a réuni près de 13 000 personnes en juin 2011, pour relier Dondra à l’extrême sud de l’ile, à Point Pedro au nord, pour lever des fonds en faveur de la construction d’une clinique pédiatrique pour la lutte contre le cancer à l’Hôpital général de Jaffna. Beaucoup de jeunes gens sont aujourd’hui invités à venir dans le Sud, créant des interactions avec leurs compatriotes au sein des écoles et des universités. Notre pays se redresse ainsi progressivement non seulement grâce au gouvernement, mais aussi à la population et au secteur privé. Je pense qu’un véritable renouveau peut résulter de ce processus.
L.L.D. : La Banque asiatique de Développement évalue à 8% la croissance du PIB sri-lankais en 2011 et en 2012. Comment percevez-vous l’apport du redressement économique des régions du Nord-Est à la dynamique de développement de l’ensemble du pays ? A l’image de l’émergence d’activités de sous-traitance de haut niveau, quels vous semblent être les secteurs d’activités les plus prometteurs pour l’essor durable de l’économie sri-lankaise ?
S.E.Dr D.J. : La fin du conflit a permis une forte croissance des secteurs de l’agriculture et de la pêche qui sont les plus importants dans le Nord-Est du Sri Lanka. L’Est est par exemple une zone particulièrement fertile où est cultivé le riz qui est, comme vous le savez, l’aliment de base dans le pays. Il est vrai que la reprise de l’activité dans ces zones a été très utile au Sud car cela a permis d'accroître la production de riz et de réduire les coûts. Mais beaucoup doit encore être fait en raison des nombreuses destructions causées par le conflit, ainsi que du trop faible nombre de pêcheurs et du manque d’équipement.
Le tourisme représente le troisième secteur au plus fort potentiel. Celui-ci est plus développé dans l’Est que dans le Nord du pays, avec de nombreuses plages très réputées, notamment pour les compétitions de surf. A Jaffna, le tourisme est davantage d’origine domestique, générant la prospérité grâce au grand nombre de petits commerces. Désormais de nouvelles opportunités s’ouvriront pour favoriser l’accroissement des flux touristiques étrangers.
Je dirais toutefois que le principal atout économique appelé à émerger, proviendra du bon niveau d’éducation des jeunes dans les anciennes zones de conflit et qui réintégreront la dynamique du reste du pays. Nous parlons vraiment de la haute valeur ajoutée d’une main d’œuvre disposant d’une formation pointue et compétente, en particulier dans le domaine des technologies de l’information (IT). Comme je l’ai déjà mentionné, le gouvernement accorde d’ailleurs une attention particulière au redressement de ce secteur dans ces zones. Bien sûr, le processus dans le Nord doit faire face à ses propres problèmes. A cause de l’effondrement de l’administration civile après trente ans de conflit, l’armée sri-lankaise doit y maintenir une présence forte. Mais cette situation ne peut pas perdurer. L’autorité des institutions civiles et administratives qui doivent être mises en places est appelée à être rétrocédée à mesure que les capacités d’autogestion locale seront consolidées.
Il est vrai qu’en dehors du tourisme, le cricket fait aussi partie de nos domaines d’excellence. Plus sérieusement, nous disposons d’une main d’œuvre hautement qualifiée en matière de comptabilité et maîtrisant la langue anglaise, attirant de nombreuses implantations d’externalisation. Cette ressource est d’autant plus précieuse qu’une grande part de l’innovation dans le secteur des nouvelles technologies de l’information est aujourd’hui liée à l’industrie de la connaissance.
Au-delà, l’atout réel et inébranlable du Sri Lanka résulte de son positionnement géographique stratégique, non seulement en terme militaire, mais aussi économique, qui en fait en quelque sorte la porte d’entrée de l’Extrême-Orient et le seuil de l’Asie du Sud.
Comme nous le savons, il existe deux moteurs de croissance majeurs en Asie, la Chine et l’Inde. Notre pays entretient d’excellentes relations avec ces deux pays. Notre positionnement nous permet d’avoir accès à ces deux marchés, mais également de jouer le rôle de plaque tournante des échanges avec eux. Il faut dès lors considérer le potentiel du Sri Lanka à la lumière de ces deux aspects : un emplacement géo-stratégique qui a toujours été important, mais plus encore aujourd’hui dans le contexte de la « renaissance économique de l'Asie » ; et une population qualifiée et conversant en anglais. Enfin, son potentiel est également mis évidence par la résistance de notre économie y compris au plus fort de la guerre. Néanmoins en tant que scientifique, j’admets qu’avoir du potentiel est une chose, et le concrétiser en est une autre. Or, il reste beaucoup de travail à accomplir avant que le Sri Lanka puisse mettre complètement en valeur son potentiel.
L.L.D. : A l’instar du projet portuaire de Humbatota, le Sri Lanka cherche à valoriser son positionnement stratégique au carrefour des routes maritimes les plus importantes du commerce international. Comment qualifieriez-vous les apports de la coopération économique entreprise avec la Chine dans cette perspective ? Comment analysez-vous la relative faiblesse des échanges avec vos partenaires européens et américains ?
S.E.Dr D.J. : L’expert en stratégie américain Robert D. Kaplan a récemment écrit un livre intitulé « Monsoon », qui consacre un très gros chapitre au Sri Lanka. Il affirme qu’au cours de la période historique qui est en train de s’ouvrir, l’Océan Indien constituera l’épicentre du monde, au cœur duquel il place le Sri Lanka. Cette vision peut sembler très flatteuse, mais je pense que notre pays dispose d’un réel potentiel et suscite beaucoup d’intérêt.
Il est exact que la Chine est devenu l’un de nos plus importants partenaires économiques. Les plus gros investissements chinois sont d’ailleurs réalisés à l’heure actuelle dans le cadre du projet portuaire que vous évoquez dans votre question, au sud du pays. Toutefois, il convient de garder en mémoire que le Sri Lanka a, dans un premier temps, proposé la mise en œuvre de ce projet à l’Inde. Celle-ci ne représente pas simplement pour nous l’un de nos voisins mais également un pays-frère comme l'a souligné notre Président. Quelle qu’en fut la raison, l’Inde n’était pas alors prête à ce genre d’investissement. En tout état de cause, nous continuons aujourd’hui d’avoir d’excellentes relations tant avec l’Inde qu’avec la Chine.
Les rapports entre le Sri Lanka et la Chine se caractérisent par de multiples facettes. Nos deux pays partagent des liens civilisationnels et culturels très anciens, et une histoire commune autour de la Route de la soie. Au cours de la période moderne, et bien sûr depuis l’indépendance, nous avons établi de très bonnes relations, quelle qu’ait été d’ailleurs l’orientation idéologique des administrations au pouvoir à Colombo. Comme nous le savons, la Chine a pour sa part beaucoup progressé et a investi notamment en Afrique et en Amérique latine. Je reprendrais à ce propos la remarque de l’économiste zambien Dambisa Moyo qui écrit dans son livre « Dead Aid », que la Chine a fait en Afrique ce que les pays occidentaux n’ont pas fait pendant 60 ans, notamment dans le domaine des infrastructures, de la création d’emploi, etc.
Malheureusement, certains pays occidentaux ont choisi de se distancier du Sri Lanka. Je ne pense pas que ce soit logique du point de vue économique. Leur cas est similaire à celui des investisseurs américains voulant s’implanter à Cuba, mais qui ne le peuvent pas à cause des sanctions du gouvernement américain. Le résultat, c’est que les Européens et les Canadiens sont déjà bien implantés à Cuba. Les mêmes effets s’appliquent au Sri Lanka. Nous sommes positionnés de telle façon qu’il existera toujours une compétition économique entre l’Inde et la Chine sur le marché sri-lankais.
Cela dit, nous sommes ouverts à tout le monde et nous souhaitons que nos amis parmi les pays occidentaux n’imposent pas de conditions, se mettant ainsi à l’écart de la compétition économique. Ce ne serait même pas positif pour la paix et la réconciliation. Je pense que l’interdépendance générée par la mondialisation peut en effet être un atout. Mais ce processus ne peut toutefois se faire aux dépens de nos relations avec l’Inde, la Chine ou d’un autre partenaire, ni aux dépens de notre souveraineté. Il me semble que l’Europe doit pleinement se réengager sur notre marché, afin d’y devenir un acteur économique à part entière.
L.L.D. : Tenant compte de son appartenance à l’Association pour la coopération régionale de l’Océan Indien (IOR-ARC), quelle approche votre pays préconise-t-il face aux enjeux de la sécurité maritime et, plus précisément, de la piraterie ? La coopération navale peut-elle devenir un vecteur de l’intensification des relations franco-sri-lankaises?
S.E.Dr D.J. : Le Sri Lanka a été très actif dans le domaine de la sécurité maritime. Sa contribution est reconnue par les forces navales du monde entier. Récemment, nous avons encore participé à des exercices militaires, conduits dans des bases portuaires sri-lankaises, conjointement avec des unités des Etats-Unis et des pays d’Asie.
Cela s’explique par le réel défi qu’ont représenté les « Tigres de la mer ». Il s’agissait peut-être autrefois de la force maritime illégale, que vous pouvez aussi qualifiée de pirate, la mieux organisée. La Marine sri-lankaise a dû développer des stratégies pour les combattre. Pour vous expliquer à quel point il représentait un problème sérieux, le leader des « Black Sea Tigers » n’hésitait pas à vanter la supériorité de leurs tactiques sur celles d’Al Qaïda, comme ce fut le cas au cours d’un reportage de la BBC World Today.
Fort de notre expérience, des forces navales du monde entier, y compris la Marine française, ont établi des relations chaleureuses avec notre Marine, comme l’a encore illustré récemment, le symposium organisé à l’occasion du 60ème anniversaire de sa création.
Je souhaite que notre coopération avec la France puisse s’intensifier en matière de sécurité maritime. Le Sri Lanka s’y montre complètement ouvert, d’autant plus qu’elle sera, de mon point de vue, mutuellement profitable.
L.L.D. : En 2010, l’Association pour la coopération régionale en Asie du Sud (SAARC) a célébré le 25ème anniversaire de sa création. A l’approche du sommet qui doit se tenir aux Maldives en novembre 2011, comment définiriez-vous les domaines prioritaires de la coopération régionale ?
S.E.Dr D.J. : La SAARC est une organisation régionale sous-performante si l’on considère l’énorme potentiel de l’Asie du Sud. Pour notre pays, les priorités de l’intégration régionale sont plutôt d’ordre économique, mais elles concernent également la lutte anti-terroriste et les échanges d’idées entre les personnes.
L’aspect économique est absolument évident, à plus forte raison si l’on tient compte des processus mis en œuvre un peu plus à l’est de l’Asie. L’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) en est un parfait exemple, mais il y en a beaucoup d’autres.
En Asie du Sud, le processus d’intégration régionale a été ralenti dans la pratique en raison des dissymétries entre l’Inde et ses voisins. La coopération économique devrait bien entendu être accélérée. Nous pouvons à cet égard beaucoup apprendre de l’expérience de l’Union européenne, mais plus spécialement de l’ASEAN.
Toutefois, nous travaillons à mettre en place une coopération plus étroite en matière de lutte contre le terrorisme et l’élaboration d’une législation au sein de la SAARC a été accélérée dans ce domaine.
Une autre dimension de l’intégration régionale qui me semble progresser, c’est la plus grande interaction entre les populations. Nous pouvons ainsi envisager l’émergence d’un espace pour l’expression de la société civile de la région. Une université régionale doit, par exemple, être inaugurée prochainement en Inde. Pour sa part, le Sri Lanka est très favorable à la création d’un espace commun facilitant les échanges à tous les niveaux, notamment des étudiants, des journalistes et des artistes. La SAARC couvre en effet une zone de civilisation commune. Si nous ne pouvons pas construire plus rapidement une intégration économique, nous pourrions peut être y parvenir en exploitant d’une autre façon les talents de la région.
Les dirigeants et les élites de la SAARC commencent à réaliser que si l’Asie du Sud n'opère pas en tant que cadre régional, chacun d’entre nous aura tendance à se tourner vers l’Asie de l’Est. Ce qui est d’ailleurs déjà le cas d’une certaine façon, y compris en Inde avec l’élaboration d’une politique orientale. Cependant, je pense que la révolution des technologies de l’information propose une alternative, l’interaction croissante entre les jeunes de la région étant à l’origine d’une sorte de pression générée par la base de la société.
Nous devons également prendre en considération le fait que les problématiques de l’intégration régionale sont plus pressantes qu’auparavant, en raison du changement climatique ou des contraintes de la gestion des ressources naturelles (comme l’eau). Mais je ne vois pas la SAARC échouer à nouveau. Comme c’est le cas au Sri Lanka, le seul défi réside en notre capacité à concrétiser notre potentiel. L’ancien Ministre des Finances du Pakistan et ancien Vice-Président de la Banque Mondiale Jared Burki avait pour habitude de souligner deux logiques importantes, selon lesquelles, d’une part, le décollage économique de chacun des pays d’Asie du Sud s’accomplirait avec l’intégration régionale ; la deuxième, est que pour concrétiser notre potentiel, l’Asie du Sud doit être prête à oublier son passé. S’il est possible de faire évoluer les mentalités pour regarder vers l’avenir, nous pourrons alors valoriser l’immense potentiel de l’Asie du Sud.
L.L.D.: L’Afghanistan est un pays membre de la SAARC depuis 2007. Comment appréhendez-vous le retrait des troupes de l’OTAN et son impact sur la région ? Quel rôle la SAARC pourrait-elle être appelée à jouer dans cette perspective ?
S.E.Dr D.J. : Pour répondre à votre question, je vais vous faire part d’une conversation que j’ai eu avec le Général américain David Petraeus, lors d’un séminaire académique sur la diplomatie à Singapour. Je lui ai fait remarquer que quand les Etats-Unis planifiaient de se retirer du Vietnam, Henry Kissinger, qui était alors Secrétaire d’Etat, avait conceptualisé et mis en œuvre un plan global pour y parvenir, incluant la détente des relations avec l’Union soviétique et une forte ouverture à la Chine. Bien que cette stratégie n’ait pas été complètement couronnée de succès, elle s’est avérée très bien pensée et pragmatique. Aujourd’hui, pour réussir leur retrait de l’Afghanistan, les Etats-Unis ont besoin de la coopération d’un certain nombre de parties prenantes dans cette crise : la Russie, la Chine, le Pakistan, l’Iran et l’Inde. Cette dernière est celle qui a noué le partenariat le plus accompli avec les Etats-Unis. Avec les autres acteurs régionaux les relations sont plus aléatoires, certains étant confrontés à de réels désaccords comme l’Iran. Les Etats-Unis ne disposent donc pas d’une stratégie cohérente en terme de politique étrangère comme ce fut le cas pour le Vietnam et qui faciliterait leur retrait en incitant les autres Etats à coopérer en vue de trouver une solution constructive.
Plus encore, le retrait revêt en lui-même d’autres implications. Pour les Talibans, cela signifie qu’ils ne doivent plus tenir très longtemps. Ce retrait pourrait être extrapolé comme une autre victoire de l’islamisme fondamentaliste et mis en exergue comme une démonstration à l’attention du reste du monde. Bien entendu, les Etats-Unis ne peuvent y rester présents indéfiniment, au risque de s’enliser. C’est pour eux un véritable dilemme stratégique.
La SAARC en ressentira probablement les répercussions quels que soient les développements à venir en Afghanistan ; ce non seulement parce que ce pays en est membre, mais aussi parce qu’elles peuvent directement affecter le Pakistan et, par voie de conséquence les relations indo-pakistanaises. A l’heure actuelle, la SAARC n’a pas été sollicitée en tant que telle par les Etats-Unis pour participer à la discussion sur ce sujet. Peut-être, devraient-ils le faire au moins en ce qui concerne plus largement l’avenir de l’Afghanistan.
L.L.D. : A l’instar de son entrée au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) en tant que « partenaire de dialogue », le Sri Lanka mène une diplomatie active sur la scène internationale. Votre pays a-t-il vocation à devenir membre à part entière de l’OCS ? Quels sont les atouts du partenariat établi avec cette organisation ?
S.E.Dr D.J. : Le Sri Lanka est un membre fondateur du Mouvement des Non Alignés (MNA) qui a célébré son 50ème anniversaire à Belgrade en septembre 2011. L’objectif du MNA a été d’œuvrer à la construction d’un ordre mondial davantage multipolaire. Notre pays continue de participer à cette tâche, en particulier au travers d’institutions tels que l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui était il y a peu de temps encore les « Cinq de Shanghai », et nous valorisons le groupe des pays émergents BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), devenu les BRICS avec l’entrée de l’Afrique du Sud.
De nombreux pays s’intéressent désormais à participer aux travaux de l’OCS à divers niveaux. L’Inde est peut être plus engagé que notre pays en tant que membre observateur. Mais le Sri Lanka accueille avec bienveillance ce processus. Je ne peux pas vous dire si nous devrions relever le niveau de notre participation, mais je dirais qu’il existe une réelle convergence sur le plan de la vision stratégique, l’OCS ayant identifié le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme comme des menaces majeures.
L.L.D. : Alors que votre pays a succédé à l’Iran à la présidence du groupe des pays en développement du G-15 dont il accueille le sommet en 2012, quelle est votre vision des enjeux de la sécurité, et notamment de la non-prolifération nucléaire ?
S.E.Dr D.J. : Comme vous le savez j’ai aussi été l’Ambassadeur du Sri Lanka auprès de la Conférence sur le désarmement. Je pense que sur la question de la prolifération nucléaire, il y a une perception assymétrique qui doit être corrigée. Les pays occidentaux sont très concernés par la non-prolifération au point qu’ils veulent en faire une question unique à part entière.
Mais pour beaucoup de pays en développement, mais aussi de puissances moyennes, celles que l’on appelle « les nouvelles puissances pivot », cette question doit être liée à celle d’un désarmement nucléaire général. Certaines initiatives ont été prises en ce sens par le Président Barack Obama, qui se sont traduites par l’établissement d’une coopération entre les Etats Unis et la Russie dans ce domaine. Mais, ce processus a été ralenti, peut-être pour des raisons politiques. En fait, il est difficile d’imaginer de réelles avancées dans ce domaine sans une nouvelle architecture de sécurité globale plus équilibrée. Reste que ce qui ne fonctionnera pas et qui pourrait avoir de très dangereuses conséquences serait une quelconque initiative militaire unilatérale.
L.L.D. : Le lancement en avril 2011 de la modernisation de l’usine de traitement d’eau de Kantale témoigne du potentiel de coopération entre le Sri Lanka et la France. Tenant compte de la récente réactivation du Conseil d’affaires France-Sri Lanka, dans quels autres domaines de nouvelles synergies pourraient-elles être trouvées entre les deux pays ?
S.E.Dr D.J. : Le 13 octobre 2011, le Pr G.L. Peiris, Ministre des Affaires étrangères du Sri Lanka a rencontré son homologue français M. Alain Juppé. Ils ont pu à cette occasion aborder l’ensemble des questions relatives aux relations entre les deux pays.
Nous sommes bien sûr conscients de l’apport du Conseil d’affaires France-Sri Lanka, mais aussi de son organisation-sœur, le Conseil d’affaires Sri Lanka-France qui siège à Colombo. Nous espérons que notre coopération et nos échanges commerciaux pourront s’intensifier parce qu’il existe un potentiel très intéressant. C’est vrai sur le plan économique, mais aussi sur le plan des interactions culturelles et intellectuelles. Nous pouvons beaucoup apprendre de la France.
Je dois souligner la situation paradoxale dans laquelle nous nous trouvons. Ma génération et celle de mes parents ont grandi avec une bien meilleure compréhension de la contribution intellectuelle de la France. Nous connaissions bien Truffaut, Tavernier ou des acteurs français comme Alain Delon. Ma jeunesse a été marquée par le passage d’André Malraux au Sri Lanka lors de son voyage vers l’Extrême-Orient et dans une atmosphère culturelle marquée par l’importance du rôle de la France dans tous les domaines. Dans mon dernier livre, j’ai d’ailleurs consacré un chapitre au débat intellectuel entre deux des plus grands penseurs français contemporains, Jean-Paul Sartre et Albert Camus. Mais en dépit de la mondialisation, la jeune génération sri-lankaise est moins sensible à la culture française. Cela s’explique par le fait que la France est perçue à travers le prisme de l’Union européenne. Dans le passé, la France avait pris un engagement spécifique à l’égard de pays comme le nôtre, qui se traduisait à travers l’enseignement dans les écoles et les universités. Cet engagement est aujourd’hui bien moins important. Je souhaite essayer de changer cela. Je veux faire tout mon possible pour rehausser la qualité des interactions entre nos deux sociétés et pas seulement entre nos deux Etats. Le Sri Lanka a toujours été un pays ouvert. J’invite mes amis ici en France à venir le découvrir.
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