Les ambitions du Sénégal pour l’Afrique
Renouvelant son attachement aux valeurs démocratiques, le Sénégal du Président Wade a entamé avec la nomination du nouveau Premier Ministre Idrissa Seck, en novembre 2002, une phase de relance économique active. S.E.M. Doudou Salla Diop, Ambassadeur du Sénégal en France, nous confie les aspirations de son pays pour l’intégration régionale et pour une Afrique unie et forte.
La Lettre diplomatique : Monsieur l’Ambassadeur, le scrutin présidentiel de 2000 a permis au Sénégal de connaître sa première alternance politique depuis l’indépendance. Quelles sont les grandes réalisations de la présidence de M. Abdoulaye Wade au cours de ces trois années d’alternance ?
S.E.M.D.S.D. : Il n’est évidemment pas aisé d’établir un bilan après seulement trois années d’exercice du pouvoir et après cette alternance qui a marqué une certaine rupture dans l’histoire politique du Sénégal. Nous ne pouvons donc faire qu’une sorte de bilan d’étape pour y voir clair. Toutefois, on peut dire qu’au lendemain du 19 mars 2000, date des élections présidentielles, le Président Abdoulaye Wade s’est d’abord attelé à asseoir la stabilité des institutions sénégalaises, sans négliger l’aspect économique. En Afrique, le principal problème est celui des institutions. Lorsque vous observez les pays actuellement en crise, vous pouvez constater que ce ne sont pas des pays démunis. Ce sont, d’une manière générale, des pays riches ou potentiellement très riches comme l’ex-Zaïre, le Congo, la Côte d’Ivoire, ou comme dans une moindre mesure le Nigeria. Cela montre qu’il ne suffit pas d’être un pays riche ou un pays qui a des ressources pour progresser. Je crois donc que ce qui est fondamental en Afrique, ce sont des institutions stables, démocratiques, sur lesquelles on puisse s’appuyer pour bâtir un avenir durable.
Pour ce faire, le Président Wade a d’abord proposé au pays en janvier 2001, une nouvelle constitution qui a été adoptée largement par référendum. Le mandat présidentiel, renouvelable une fois, a été réduit à cinq ans et les pouvoirs législatifs et judiciaires ont été renforcés.
Après l’alternance politique, le Sénégal s’est engagé dans une relance économique sans précédent, qui répond mieux à sa situation géographique privilégiée, à ses excellentes capacités humaines, à ses infrastructures de qualité et, surtout, à son code des investissements attractif. C’est pourquoi l’on observe, aujourd’hui, un regain d’intérêt croissant des investisseurs nationaux et étrangers qui, sur place, sont encadrés par l’Agence nationale chargée de la Promotion de l’Investissement et des Grands Travaux (APIX). Cette agence est dotée d’un guichet unique facilitant et raccourcissant les délais d’installation et de démarrage des activités. Tout cela a permis de jeter les bases sûres d’un développement économique et constitue des acquis obtenus après l’alternance.
Comparé aux trois dernières années, le montant des investissements a quasiment triplé au Sénégal cette année. Ce qui signifie que compte tenu de l’alternance et grâce à la stabilité politique et à la sécurité des investissements, les opérateurs économiques viennent investir au Sénégal. Contrairement à d’autres pays, au Sénégal, quoiqu’il arrive, les investisseurs ont, en effet, une possibilité de recours grâce à la fiabilité des institutions. Rappelons qu’il reste à parachever cette architecture institutionnelle par la mise en place prochaine d’un Haut Conseil de la République qui jouera le rôle de l’ancien Conseil économique, avec la participation des pouvoirs publics.
L.L.D. : Le 4 novembre 2002, le Président Wade a désigné un nouveau Premier ministre en la personne de M. Idrissa Seck. Par quelles mesures le nouveau chef du gouvernement sénégalais envisage-t-il d’appliquer dans les faits son intention, affirmée dès sa nomination, de « donner corps » à la « vision » du Président Wade ? Quels ont été jusqu’à présent les principaux obstacles à sa mise en place ?
S.E.M.D.S.D. : Je ne crois pas que l’on puisse parler d’obstacles. Vous savez, sans mouvement, il n’y a pas de vie institutionnelle ni de vie politique. Il s’est trouvé qu’à un moment donné, il a été nécessaire de mettre en place un Premier ministre correspondant à un profil particulier et à un autre moment, le Président a estimé que le temps était venu de donner une dimension politique à l’action du gouvernement et a décidé de nommer comme Premier ministre Monsieur Idrissa Seck. Celui-ci œuvre aux côtés du Président depuis de nombreuses années déjà, et bien que relativement jeune, bénéficie d’une riche expérience et d’une solide formation. Il a donc toute la confiance du Chef de l’Etat dont il partage la doctrine et les options politiques. Sa déclaration de politique générale en témoigne.
L.L.D. : Sur le plan diplomatique, le Président Wade fait preuve d’une grande activité. En quels termes la politique étrangère et de coopération du Sénégal a-t-elle été redéfinie ? Quels en sont les objectifs et les enjeux pour l’avenir du pays ?
S.E.M.D.S.D. : La politique étrangère définie par le Président Wade est, à mon avis, mue par son engagement sans faille aux côtés des populations africaines pour œuvrer pour la paix, la concorde civile et l’avènement d’une Afrique prospère et stable. Le Président Wade est un grand africaniste qui a beaucoup écrit sur le devenir de l’Afrique. Il n’hésite pas à déclarer qu’il pourrait même accepter d’occuper un poste de gouverneur dans une Afrique unie, ce qui vous montre son engagement et la fibre africaine qui est la sienne.
Son credo demeure l’avènement d’une démocratie sur le continent, condition nécessaire pour que l’Afrique et son énorme potentiel, puisse enfin jouer un rôle significatif, notamment dans les domaines économique et commercial, dans un monde qui se globalise. Cette mondialisation peut aussi être porteuse d’espoir et de bienfaits. Il faut pour cela qu’elle soit humanisée, en tenant compte de ses effets pervers. Il faudra, par exemple, nécessairement réduire le coût social de cette mondialisation qui va, sans doute, laisser au bord du chemin beaucoup de démunis. Nous souhaitons une mondialisation maîtrisée.
C’est la raison pour laquelle le Sénégal ne ménage pas ses efforts en faveur du NEPAD. Cette option requiert un langage clair et sans équivoque pour contribuer au règlement partiel ou total des crises. Car, on peut espérer que lorsque les pays se seront enrichis et stabilisés, une bonne part de leurs problèmes aura disparu.
La politique étrangère est un outil indispensable. Le niveau d’influence de la diplomatie sénégalaise est sans commune mesure avec les ressources du pays. Le Sénégal est en effet un petit pays par sa géographie, il n’est pas très riche, mais il occupe une place capitale dans le concert des nations grâce, en partie, à l’exceptionnelle qualité de sa diplomatie et des hommes qui l’animent.
Le Président Wade souhaite que notre diplomatie soit orientée plus encore vers le développement et qu’elle mette l’accent sur l’économie. Dans cette perspective, la plupart de nos ambassades seront bientôt dotées d’une mission économique.
Cette diplomatie n’oublie pas non plus la diaspora sénégalaise à l’étranger, notre ministère des Affaires étrangères est aussi celui de l’Union africaine et des Sénégalais de l’extérieur.
Le Président Wade a également donné un souffle nouveau à notre politique arabo-africaine, ce qui est fondamental. Nous avons conforté nos positions dans les pays arabes et, comme vous le savez, le Sénégal préside le Comité des droits inaliénables du Peuple palestinien depuis de nombreuses années. Nous avons, par ailleurs, fait des percées en Europe mais aussi aux Etats-Unis, ce grand pays avec lequel nous entretenons les meilleures relations et dont le marché nous est même désormais ouvert à travers l’« African Growth Opportunity Act » (AGOA).
Nous avons aussi d’excellentes relations avec l’Ile Maurice qui a commencé une politique de délocalisation au Sénégal. De même, nous avons opéré une plus grande ouverture vers l’Asie, tenant compte des potentialités des pays asiatiques qui, en quelques années, sont sortis du sous-développement grâce au travail, à l’ingéniosité et à la formation. Le Président Wade a récemment inauguré l’ouverture d’une ambassade en Malaisie. Notre politique étrangère prend donc de l’essor mais aussi une nouvelle dimension planétaire.
L.L.D. : Après les événements du 11 septembre, s’est posé le problème de la lutte contre le terrorisme international et contre les groupes radicaux islamistes faisant peser de graves dangers sur la sécurité internationale. Pays où la religion principale est l’islam, craignez-vous le développement d’un intégrisme religieux dans votre pays ? Plus globalement comment pensez-vous qu’on puisse éviter les amalgames ?
S.E.M.D.S.D. : De ce point de vue, le Sénégal est à l’aise, car bien connu pour être un pays ouvert et tolérant. Ce n’est pas un hasard si on l’appelle le pays de la « Teranga ».
Très tôt, un peu après les événements du 11 septembre 2001, le Sénégal avait convoqué une conférence sur le thème de la lutte antiterroriste à Dakar, pour marquer sa détermination, sans concessions, dans ce domaine.
Majoritairement musulman, notre pays condamne bien évidemment le terrorisme sous toutes ses formes. Il faut absolument éviter les amalgames. Nous entretenons d’excellentes relations avec les autres pays musulmans et faisons d’ailleurs partie de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI). Nous n’avons pas pour autant cette crainte de voir s’installer chez nous « l’islamisme ».
D’abord, parce que nous pratiquons un islam tolérant, de courant malékite et sunnite. Souvenez-vous que le Président Senghor, qui était lui-même catholique, a dirigé ce pays à 95% musulman pendant vingt ans sans qu’il n’y ait jamais eu de problèmes. Il peut arriver que dans une même famille au Sénégal il y ait des membres qui soient musulmans et d’autres catholiques ou d’une autre religion. Nous partageons les fêtes respectives de chacun et tout se passe naturellement très bien.
Le Sénégal est un pays de métissage culturel et nous sommes depuis longtemps déjà conscients de partager une communauté de destin. Comparativement à d’autres pays africains, nous ne connaissons pas de problèmes de tribus. Et même s’il existe plusieurs langues dans le pays, nous avons la chance que le Wolof soit parlé et compris de tous. Cela constitue un facteur d’intégration et d’unité. N’oubliez pas non plus que Dakar a été la capitale de l’ancienne Afrique occidentale Française (AOF), ce qui a constitué un creuset, Dakar générant même une espèce de « melting-pot », grâce à l’Université et à une branche de l’Ecole Normale qui a formé tous les cadres africains, y compris des personnalités comme Houphouët-Boigny et bien d’autres à l’époque. Fort de ses traditions, le Sénégal a donc pu s’appuyer sur tous ces apports extérieurs pour façonner un pays stable, à l’écart de tous ces dangers évoqués plus haut. Au Sénégal, les confréries contrôlent par ailleurs bien la situation.
Tout cela procède d’un long processus historique et culturel, d’un long compagnonnage, avec d’autres peuples, et les conditions qui sont réunies ici ne sont pas nécessairement les mêmes qu’ailleurs. On ne peut donc prétendre exporter le « modèle sénégalais ». Que l’expérience sénégalaise puisse utilement susciter des idées ne nous dérange évidemment pas, mais nous ne l’imposons pas.
L.L.D. : La promotion de l’intégration sous-régionale et régionale constitue un moteur essentiel de la diplomatie sénégalaise. Quelle signification revêt pour vous la constitution de l’Union africaine et ses atouts ? Comment définissez-vous le rôle et l’action du Sénégal au sein de cette Union, dont la notion est inscrite dans la constitution ?
S.E.M.D.S.D. : En inscrivant dans sa constitution la notion d’Union africaine, le Sénégal traduit encore une fois sa foi inébranlable en la construction de grands ensembles sous-régionaux et régionaux formant une entité homogène parfaitement intégrée, en particulier concernant les domaines prioritaires du NEPAD bâti sur la base de la région et non plus sur celle de l’Etat. Cela embrasse pratiquement tous les secteurs, par exemple, l’énergie, l’environnement, les transports qui doivent favoriser les échanges inter-africains et désenclaver l’Afrique par rapport au reste du monde.
Dans cette perspective, le Sénégal entend œuvrer en priorité au renforcement de la paix en Afrique, avec comme outil principal l’Union africaine dont les institutions se mettent actuellement en place. Nous voulons doter l’Afrique de tous les moyens de parvenir au développement pour faire mentir l’« afro pessimisme ».
Rappelons que l’Afrique bénéficie des ressources nécessaires, d’énormes potentialités, peut-être pas encore suffisamment des cadres requis. Donc, si nous arrivons à juguler la fuite des cerveaux tout en rationalisant les besoins et en harmonisant nos efforts en matière de coopération inter-africaine au niveau de la formation de professeurs, de médecins, d’avocats, de juges etc., cela nous permettra de véritablement instaurer un cadre propice au développement durable et à la paix du continent.
L.L.D. : Il y a quelques semaines, le Président Wade a prôné la formation d’une « Fédération d’Afrique de l’Ouest ». Quels en seraient les contours et les objectifs ? Quel est l’intérêt d’une fédération pour la sous-région déjà structurée autour de la CEDEAO et de l’UEMOA.
S.E.M.D.S.D. : L’objectif est en fait de parfaire l’architecture qui existe déjà. Il s’agit d’une vision à long terme qui doit nous permettre de nous insérer le plus efficacement et avantageusement possible dans le processus de mondialisation.
L.L.D. : Le Sénégal assume actuellement la présidence de la CEDEAO qui est à l’origine des négociations entamées le 30 octobre au Togo entre le gouvernement et la rébellion ivoirienne. Pouvez-vous nous donner votre point de vue concernant la crise en Côte d’Ivoire, notamment à la lumière des accords de Marcoussis conclus le 24 janvier 2003 ? Pensez-vous que la force d’interposition, qui a été décidée et dont le Sénégal a accepté le commandement, a une chance d’efficacité ?
S.E.M.D.S.D. : Il y a tout d’abord lieu de regretter vivement ce qui se passe en Côte d’Ivoire qui est un pays essentiel de l’Afrique de l’Ouest à tous points de vue, qu’il s’agisse de son histoire, de sa richesse, de sa situation géopolitique ou de son poids économique dans la région.
C’est un pays frère avec qui nous avons des relations denses et multiples depuis plusieurs générations. Nombre de personnes d’origine sénégalaise ont d’ailleurs servi dans les gouvernements ivoiriens. Nous sommes donc concernés par tout ce qui se passe en Côte d’Ivoire compte tenu des aspects historiques, culturels et humains. Le Président Wade s’investit donc pleinement à ce sujet. En sa qualité de Président de la CEDEAO, il tente aussi d’élaborer une solution à la suite du premier accord de cessez-le-feu obtenu par le Sénégal. Mais la situation est difficile.
Je m’efforce d’être réaliste et trente ans de terrain diplomatique m’ont appris qu’il fallait éviter les pronostics quand il y a des crises de cette nature. Parce qu’il y a des éléments contradictoires qui jouent et des paramètres qu’on ne maîtrise pas. Il y a les intérêts en jeu qui, en général, gangrènent ce genre de situation.
Comme vous le savez, la notion « d’ivoirité » a joué un rôle non négligeable dans le développement de cette crise. On parle du Nord et du Sud et de religion, les musulmans au Nord et les catholiques et les animistes au Sud.
Tout le monde devrait savoir qu’en Afrique, il y a trois choses qu’il faut laisser dormir, trois monstres qu’il ne faut pas réveiller. Premièrement le problème des ethnies, deuxièmement la religion et troisièmement les frontières.
J’ai bon espoir qu’avec l’implication de la France et la bonne volonté des uns et des autres manifestée par des pays comme le Togo, le Mali, le Ghana, la France, etc., on puisse trouver à terme une solution et qu’une négociation aboutisse.
L.L.D. : En Casamance, région en proie depuis 1982 à un mouvement séparatiste, les perspectives d’un règlement définitif paraissent éloignées. Alors que le Président du MFDC s’est récemment prononcé pour l’ouverture de « négociations justes et sincères », comment le gouvernement sénégalais entend-il gérer cette situation ? Quelles relations le Sénégal entretient-il avec la Gambie et la Guinée-Bissau, toutes deux frontalières de cette province sénégalaise ?
S.E.M.D.S.D. : Le cas de la Casamance est vraiment regrettable. Il y a certes des raisons objectives au problème, la Casamance étant une région qui s’est sentie délaissée en raison de son enclavement. Quoi de plus normal, en effet, qu’une région réclame plus de routes, d’hôpitaux, d’infrastructure par rapport au reste du pays qui est relativement plus développé.
Ce qui en revanche n’est pas normal, c’est de réclamer l’indépendance et vouloir amputer le territoire sénégalais, ce qui constitue le fond réel du problème.
Au demeurant, le Président Wade est conscient que Ziguinchor doit pouvoir bénéficier des mêmes attentions que les autres villes du pays comme Thiès ou Dakar, par exemple. Il faut bien comprendre que les Casamançais font partie de la nation sénégalaise et c’est ce qui prime. La nation sénégalaise est une réalité qui a germé très tôt chez nous.
Notre souhait est que la raison l’emporte et qu’on évite les morts inutiles. Il y a aussi des hommes peu scrupuleux qui se sont emparés du problème à des fins inavouées et qui se sont engouffrés dans cette brèche ravivant à tout moment les haines et les ressentiments pour essayer d’en tirer profit. Cela est inacceptable. La Casamance ne doit pas être un fond de commerce lucratif.
Je crois que les parties sont désormais conscientes qu’il n’y a pas d’autre issue que la paix. Les filles et fils de la région sont exaspérés par cette situation qui a assez duré et ils veulent voir très vite la paix s’installer. Je peux donc vous confirmer que le Président Wade est en train de tout faire pour boucler ce dossier le plus rapidement possible avec l’aide de toutes les bonnes volontés.
Concernant la Gambie et la Guinée Bissau, ce sont des pays amis et frères et nos familles sont très proches. On pourrait presque même parler d’aire culturelle commune.
Il est cependant tout à fait normal que de temps en temps, il y ait des désaccords ou des disputes entre proches, comme cela est arrivé entre l’Allemagne et la France parce que ce sont des voisins. Mais il nous appartient de gérer cela avec beaucoup de responsabilité.
Pour ce qui est de la Guinée Bissau au sujet du pétrole, nous avons d’abord été devant la Cour internationale de Justice. Mais, nous avons pensé que nous devions trouver un moyen, entre frères, de conclure un accord et essayer de régler ce différend à l’amiable.
De temps en temps, il y a des problèmes avec la Gambie à cause de la traversée du bac, mais à chaque fois, nous sommes parvenus à des solutions raisonnables dans un cadre fraternel. Pour résumer, on peut dire que le sens des responsabilités des trois chefs d’Etat concernés permet toujours de trouver une solution pacifique, tant mieux.
L.L.D. : Après un an d’existence, quelles ont été les réalisations du Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD) adopté lors du dernier sommet de l’OUA à Lusaka ? Pays à l’origine de cette initiative, quelles sont les ambitions du Sénégal à travers le NEPAD ? Le NEPAD est-il, selon vous, en mesure de mettre fin au fléau du sous-développement qui afflige l’Afrique ?
S.E.M.D.S.D. : Le NEPAD, nous Sénégalais, nous y croyons et je pense que tous les Etats africains y croient aussi, si je me réfère à ce que j’ai pu entendre au cours des différents débats de l’OUA auxquels j’ai eu l’occasion de participer. Tout le monde œuvre dans ce sens car nous n’avons pas le droit d’échouer, c’est notre dernière chance.
Depuis les indépendances, on a essayé de développer les Etats avec l’aide publique. Cela n’a pas fonctionné. L’ampleur de la dette s’est accentuée et on ne sait même pas quel niveau exact elle a atteint. L’endettement n’a donc pas été une solution. On a ensuite dit que l’on devait se développer à travers les structures de l’Etat, aide publique etc., mais sans succès. Aujourd’hui, nous n’avons d’autre choix que de nous orienter vers le secteur privé qui a quand même permis aux plus grands pays de se développer et qui a apporté la démocratie, la formation et nombre de bienfaits de l’économie libérale. Nous avons donc décidé de mettre en commun nos moyens et nos capacités de réflexion pour faire sortir l’Afrique de l’ornière. Nos partenaires y croient.
Cela a été confirmé dans tous les grands sommets et le Président Chirac est d’ailleurs l’un de nos meilleurs avocats qui est en train de tout faire, pour que lors du prochain sommet du G8 à Evian, il y ait des mesures plus concrètes qui nous permettent de rentrer vraiment dans le vif du sujet. Les études sont pratiquement terminées. Reste maintenant à voir le nœud du problème qui est le financement du NEPAD. C’est dans l’intérêt bien compris des uns et des autres que le NEPAD se réalisera et que nous pourrons réussir ce pari dont le socle demeure la bonne gouvernance.
L.L.D. : Sur un plan plus global, comment l’Afrique pourra-t-elle, à votre avis, sortir de son isolement commercial et s’adapter aux nouvelles règles édictées par l’OMC ? Quel jugement portez-vous sur la coopération entre l’Europe et l’Afrique ? L’avenir du continent passe-t-il par la montée en puissance des deux géants que sont le Nigeria et l’Afrique du Sud ?
S.E.M.D.S.D. : Je voudrais d’abord insister sur un point qui me paraît fondamental concernant nos relations avec les pays développés. Il s’agit des subventions. On ne peut pas demander aux Africains de ne pas subventionner leur agriculture et de privatiser, avec tous les coûts sociaux que cela induit, alors que dans le même temps vous mettez en place un dispositif de protection pour vos agriculteurs. Lorsque par exemple vous faites du coton et que par ailleurs le coton est subventionné, les règles de la compétition sont faussées. Cela n’est pas équitable. Il doit donc y avoir plus de justice sur le plan du commerce international et cela doit être discuté entre les pays africains et les pays développés. Par ailleurs, selon le principe du « laissez faire, laissez-passer », il faudrait que les ressortissants sénégalais et africains en général puissent obtenir plus facilement les visas nécessaires à leurs éventuels déplacements pour affaires dans les pays développés.
De même, les transports (compagnies maritimes, compagnies aériennes) qui, pour la plupart, sont entre les mains d’entreprises étrangères, sont encore très chers et atteignent des coûts qui handicapent grandement nos exportations.
Quant à la montée en puissance du Nigeria et de l’Afrique du Sud, c’est quelque chose dont nous ne pouvons que nous féliciter. Ce sont des pays qui disposent d’atouts incontestables et nous souhaitons qu’ils puissent continuer à se développer et à connaître le succès. Mais si nous avons voulu mettre en place le NEPAD c’est que nous croyons à la nécessité d’une coopération juste, à une meilleure répartition des compétences dans une Afrique devenue prospère. Tout cela ne pourra se réaliser que lorsque les conditions de la stabilité auront été réunies.
L.L.D. : Très endetté, le Sénégal affiche toutefois une bonne santé économique, dont l’une des particularités tient aussi à l’ampleur du secteur informel. Qu’est-il prévu pour remédier à la fois à l’endettement et à l’omniprésence de cette forme d’économie aux effets pervers ?
S.E.M.D.S.D. : Je crois que l’économie informelle était une nécessité à un moment donné. Il faut pour cela regarder le processus historique du sous-développement des pays africains. Les grandes maisons coloniales contrôlaient à l’époque tout le commerce. Hormis ce système de commerce qui était réservé à une catégorie de personnes ayant la formation requise, il n’y avait rien d’autre. C’est ainsi que le commerce informel s’est développé permettant aux petites gens de s’approvisionner auprès des marchands ambulants, colporteurs et commerçants intermédiaires dont certains d’entre eux sont devenus de riches hommes d’affaires très méritants et qui ont même su constituer un puissant réseau de commerce international. Ce sont des gens qui ont été capables d’inventer des formes de commerce rendant accessibles les marchandises et contribuant d’une certaine manière à l’essor de la consommation. Mais depuis lors, les choses ont évolué et nombre d’hommes d’affaires bien établis sont issus de cette forme de commerce tout en ayant quitté depuis le secteur informel afin de s’insérer dans le secteur formel. Ils ont depuis construit des usines, sont devenus industriels, et ont, pour certains d’entre eux, développé des affaires vraiment très prospères. Devant un tel succès, ils méritent qu’on les aide. Pour être très franc, je ne pense pas qu’on puisse un jour arrêter totalement le commerce informel. Mais il faut dire que nous faisons tout ce que nous pouvons pour aider ces entreprises qui sont devenues de véritables groupes afin qu’elles puissent se structurer selon les normes requises bien que fonctionnant déjà avec des comptables, des ordinateurs etc.
L.L.D. : L’ancien président sénégalais, M. Abdou Diouf a finalement été élu Secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie le 20 octobre dernier lors du Sommet de Beyrouth. Soutenu dans cette élection par son ancien adversaire politique, le Président Wade, comment devrait-on d’après vous appréhender la défense de la Francophonie à un moment où l’utilisation de la langue française semble régresser sur le continent africain ? La francophonie peut-elle être plus qu’un espace linguistique commun ?
S.E.M.D.S.D. : Le Sénégal s’est beaucoup battu pour l’élection du Président Abdou Diouf à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie et je pense, comme le Président Wade, qu’au-delà de cette élection, le soutien d’un Président élu à un Président sortant est une véritable leçon de tolérance et de démocratie. Cela prouve combien au Sénégal, la politique a des mœurs apaisées.
Cette élection est aussi une excellente chose pour la Francophonie. Comme vous le savez, nous n’avons aucun complexe au sujet de la langue puisque la langue française est notre langue officielle. Nous sommes un partenaire de la France avec laquelle nous partageons une histoire commune et des relations privilégiées.
Le fait de voir certains pays manifester leur souhait de rejoindre la francophonie montre que celle-ci progresse. Nous sommes actuellement 51 Etats et la cause francophone s’élargit de plus en plus pour toucher des domaines très divers dont le monde des affaires. En ce sens, on peut dire que le mouvement francophone avance.
On ne peut cependant ignorer que l’anglais est aujourd’hui prédominant en tant que langue des affaires. Il faut se souvenir que l’empire britannique était un empire où le soleil ne se couchait pas, ce qui fait que de nombreux pays parlent l’anglais. De plus, de nombreuses théories et courants de pensée ont été conçus et écrits en anglais.
Bien entendu, il nous appartient d’inverser la tendance et de tout faire pour rétablir une situation d’équilibre.
On sent bien que le gouvernement français actuel a pris la mesure de l’importance de donner un nouvel élan à la coopération francophone, aux échanges universitaires et linguistiques qui, pendant un temps, avaient marqué le pas.
Sans faire de petits calculs, je crois que l’on doit bien comprendre qu’en termes d’influence, on a tout intérêt à renforcer notre coopération qui tôt ou tard portera ses fruits également au plan économique de par l’attirance naturelle que nous, Africains francophones, avons pour la France.
L.L.D. : Partenaires privilégiés, y compris aux plans militaire et stratégique, comment définiriez-vous, la nature des relations bilatérales entre le Sénégal et la France ? Quels sont les principaux objectifs et les défis de la coopération bilatérale franco-sénégalaise notamment en termes d’économie, de commerce et d’investissements ?
S.E.M.D.S.D. : Je crois que les relations entre le Sénégal et la France constituent presque un cas unique de relations entre la France et un pays du Tiers monde. Historiquement, on pourrait rappeler que les Sénégalais avaient été parmi les premiers à présenter un cahier de doléances aux Etats généraux de 1789, ce qui est déjà lointain. On peut également rappeler que les Sénégalais ont été Français bien avant les Alsaciens, les Lorrains, les Savoyards et les Niçois. Cela est aussi très significatif. N’oubliez pas que même dans les armées napoléoniennes, vous trouviez déjà des Sénégalais qui ont combattu pour la France. Nous avons eu le premier député noir du continent africain en 1914 (Blaise Diagne), qui a même été Secrétaire d’Etat dans le gouvernement français. Puis, il y a eu Senghor et d’autres qui ont associé leur nom à l’histoire de la France. Tout cela fait que la France occupe une place à part dans le cœur des Sénégalais et vice et versa.
D’ailleurs, si vous observez les comportements lors de la dernière coupe du monde de football, dès que la France a été battue, il y a eu automatiquement un transfert d’affection des Français vers l’équipe sénégalaise et le contraire eut été exactement similaire. Tant est si bien qu’on nous a parfois reproché d’être trop proches des Français. Nous assumons cette profondeur historique. Notre proximité s’explique par l’Histoire, par la Culture, par l’aventure commune. Pour nous, la France est un pays naturellement tourné vers le monde. Certains pays sont craints, d’autres sont admirés, et la France est un pays naturellement aimé et admiré.
J’ai l’habitude de dire que lorsqu’un pays a inscrit sur le fronton de l’histoire universelle ce triptyque « Liberté, Egalité, Fraternité », et quand un pays a su produire la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui a marqué l’histoire de toutes les institutions du monde, cela ne peut s’oublier. La France est un pays qui, dans tout ce qui concerne la lutte pour les Droits de l’Homme et la Liberté, se situe vraiment à part.
Et nous, Sénégalais, assumons cette responsabilité d’être un partenaire de la France et voulons démontrer en toute occasion que nos liens ne sont certainement pas superficiels. Il suffit pour cela de traverser la France pour constater que dans tous les cimetières il y a des Sénégalais qui sont morts pour la France et la Liberté au cours de tant de guerres.
Au quotidien, notre coopération est excellente. La France est le premier partenaire du Sénégal, mais nous ne sommes pas dupes, nous ne demandons pas l’impossible. Comme le dit le Président Wade, on ne vient pas à Paris pour tendre la main. Nous savons que le monde évolue, donc la coopération doit évoluer aussi. La France a ses propres problèmes et nous n’insistons pas pour que la France donne sans cesse.
Nous sommes un pays libre et souverain, les décisions se prennent à Dakar et c’est donc dans le cadre d’un partenariat rénové que s’instaurent nos relations.
Nous avons confiance en la France et en son Président Jacques Chirac qui est notre meilleur défenseur et qui ne ménage pas ses efforts pour maintenir cette chaleur dans nos relations. C’est une ambiance que l’on retrouve au niveau de l’ensemble des institutions françaises en général. On sent cette France de 2003 qui bouge et qui a compris qu’il y a quelque chose à faire en Afrique, dans le respect des souverainetés bien sûr, et nous nous en réjouissons.
Je pense que notre plus grand acquis étant la démocratie, nous œuvrons ensemble avec la France dans les instances internationales pour aller vers un monde meilleur.
Il nous reste à traduire et à intensifier notre partenariat et notre coopération dans les domaines économique et commercial où beaucoup reste encore à faire au profit de tous.
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